Fiscalité des entreprises

Fiscalité des entreprises : «Même sans PF 17, la Suisse reste l'un des principaux paradis fiscaux au niveau mondial»

Fin janvier, le Conseil fédéral a présenté les lignes directrices de la nouvelle mouture de la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE 3). Celle-ci a été rebaptisée P F17 suite à l’échec d’un premier projet soumis au vote en février 2017. Pour mieux comprendre les enjeux de cette réforme, notre rédaction s’est entretenue avec notre camarade Sébastien Guex, professeur à l’Université de Lausanne et spécialiste de la place financière suisse.


Roger Schüber

Les autorités présentent PF 17 comme un projet vital pour la compétitivité économique de la Suisse au niveau international, à plus forte raison après la grande réforme fiscale mise en œuvre par Donald Trump aux Etats-Unis. Partagez-vous cette analyse?

Non, car même sans PF 17, la Suisse resterait un des principaux paradis fiscaux au niveau mondial ; en d’autres termes, les milieux financiers helvétiques continuent à capter une partie importante des ressources fiscales d’autres Etats. Les taux d’imposition sur bénéfice des entreprises dans les cantons suisses restent largement inférieurs à ceux en vigueur aux Etats-Unis, même après la baisse massive mise en œuvre par le président Trump.

La réforme fiscale de Trump, contrairement à ce qu’affirment nombre de commentateurs, n’est d’ailleurs pas un événement sans précédent: dans les années 1980, Ronald Reagan avait mené une politique similaire: une défiscalisation massive des capitalistes accompagnée d’un programme d’armement gigantesque, le tout accompli dans une perspective des caisses vides (déficits gigantesques) qui, à terme, doit accroître la pression pour démanteler l’Etat social.

Tant l’institut BAK Basel que l’ONG Tax Justice Network ont souligné dans des études récentes que la compétitivité fiscale de la Suisse demeure parmi les plus élevées au monde. L’étude de Tax Justice Network est particulièrement intéressante car elle ne prend pas seulement en compte les privilèges fiscaux accordés aux contribuables les plus aisés, mais aussi l’importance quantitative des transactions financières de chaque paradis fiscal. Si l’on combine ces deux critères (privilèges fiscaux et importance quantitative des transactions), la Suisse est un paradis fiscal d’une importance sans commune mesure avec de nombreux lieux «exotiques» comme Nauru ou Samoa.

Mais l’échange automatique d’informations en matière fiscale introduite dès cette année par les autorités suisses avec une quarantaine d’Etats représente tout de même un pas vers une plus grande transparence?

Il ne faut pas en surestimer l’impact sur le paradis fiscal helvétique. Non seulement l’échange automatique entrera en vigueur seulement avec les Etats les plus puissants, laissant de côté les pays pauvres qui ont pourtant un grand besoin de ressources fiscales, mais en plus, le fisc helvétique ne bénéficiera pas de cet échange automatique d’informations au plan intérieur.

En effet, le 9 janvier dernier, le Conseil fédéral a annoncé l’abandon de la révision du code pénal initiée en 2013 par Eveline Widmer-­Schlumpf. Rappelons que, dans le prolongement des engagements internationaux pris par la Suisse en matière d’échange automatique, la Conseillère fédérale avait l’intention d’en faire aussi bénéficier le fisc suisse. Cela aurait impliqué une révision du code pénal supprimant la fameuse distinction entre évasion et fraude fiscales: aujourd’hui, en Suisse, seule la fraude, impliquant des faux dans les titres, peut être poursuivie pénalement, mais non l’évasion, soit la «simple» dissimulation de flux financiers au fisc.

La décision de maintenir la distinction entre fraude et évasion a notamment été prise sous la pression d’une initiative lancée par un banquier de l’UDC, Thomas Matter, qui cherchait à inscrire le secret bancaire dans la Constitution. Satisfaits par la décision des autorités fédérales, les promoteurs·trices de cette initiative l’ont retirée avant qu’elle ne soit soumise au corps électoral. L’évasion fiscale a donc de beaux jours devant elle en Suisse, avec ou sans PF 17.

Cela n’empêche pas les autorités de vouloir mettre en œuvre PF 17 à marche forcée.

En effet, les autorités ont publié les lignes directrices de cette réforme le 31 janvier dernier. L’ampleur des cadeaux fiscaux prévus par PF 17 aux grandes entreprises et à leurs actionnaires n’est que légèrement réduite par rapport à la RIE 3 refusée il y a une année. Dans la RIE 3, les déductions fiscales au titre de Recherche et développement ou liées à la propriété intellectuelle (Patent box) ne pouvaient pas dépasser 80 % du bénéfice. Avec PF 17, les autorités proposent 70 %, ainsi que de menues concessions à la gauche liées à une limitation de la défiscalisation des dividendes et à une légère hausse des allocations familiales. La différence entre la RIE 3 et PF 17 est donc faible. De plus, avec PF 17, la Confédération reverserait une plus grande part de l’impôt fédéral direct aux cantons: en clair, il s’agit de vider les caisses de la Confédération pour encourager les cantons à baisser leurs impôts sur le bénéfice des entreprises. Une vingtaine de cantons ont déjà annoncé des baisses de taux, notamment sous la pression de la RIE 3 vaudoise qui donne un grand coup d’accélérateur à la concurrence fiscale intercantonale.

Les autorités ont tout de même aussi renoncé à l’un des aspects les plus controversés de la RIE 3 au moment de la votation de février 2017, soit la déduction des intérêts notionnels, dite aussi NID.

Ne tirons pas de conclusion hâtive. D’une part, parce que PF 17 peut encore être largement modifié par le Parlement. D’autre part, parce que les autorités fédérales ont annoncé que l’entrée en vigueur de cette déduction fiscale ferait l’objet d’une réforme ultérieure à PF 17, liée à une refonte de l’impôt anticipé. L’absence des NID dans PF 17 n’a donc rien d’un abandon définitif. Les autorités du canton de Zurich – y compris le chef des finances de la Ville, pourtant membre des Verts – font pression pour que les NID soient mis en œuvre. L’enquête menée par le Tages-Anzeiger sur la situation fiscale personnelle du chef des finances du canton de Vaud est d’ailleurs peut-être une manière, pour l’establishment zurichois, de montrer les dents et de faire pression pour que les NID soient réintroduits lors des débats parlementaires.

Comment répondre à l’argument majeur des autorités en faveur de PF17, à savoir que la fin des statuts spéciaux pour les multinationales exigées sur le plan international entrainerait – si elle ne s’accompagne pas de nouvelles possibilités de déductions pour les entreprises – le départ des multinationales et donc des pertes fiscales encore plus élevées?

Une étude commanditée par les autorités et publiée dans la revue La Vie économique expliquait que même si la moitié des multinationales quittaient la Suisse suite à la suppression des statuts spéciaux – une hypothèse qui paraît du reste pessimiste vu la forte compétitivité des taux d’impôt ordinaires sur bénéfice en comparaison internationale – le bilan en termes de recettes fiscales resterait positif. Et d’ailleurs, même si les collectivités helvétiques subissaient des pertes de recettes suite au départ de multinationales, cela pourrait tout à fait être compensé, par exemple en affectant une part conséquente du bénéfice de la Banque nationale suisse (BNS) à la Confédération et aux cantons, comme c’est le cas dans les pays voisins. La BNS a dégagé un bénéfice colossal de 54 milliards de francs en 2017 qui devrait être mis au service des besoins de la grande majorité de la population.

Propos recueillis par Hadrien Buclin.