Kechiche est-il un gros dégueulasse?

Mektoub My Love fait mouche en cette ère #MeToo. Les critiques, souvent masculins et/ou masculino-centrés, ont été nombreux à louer l’«hédonisme», la «sexualité débridée, assumée, gourmande» et la «sensualité» du film, balayant d’un revers de main l’idée même du machisme de Kechiche.

La première scène plante le décor: dans la maison de sa tante à Sète, Ophélie se fait prendre par derrière par son amant Tony. Ses soupirs emplissent la salle et sa poitrine, son ventre, ses fesses, les caresses et les baisers passionnés de Tony envahissent l’écran. Le corps de Tony échappe à la caméra.

Observant la scène: Amin, personnage principal du film ; Abdellatif Kechiche, réalisateur ; et nous, le public. Le film enchante par la jeunesse, la fraîcheur et la beauté de ses personnages et par la magie de son réalisme. Mais il embarrasse par le regard masculin, hétéronormé et réifiant qu’il pose sur ses jeunes actrices, toutes plus belles les unes que les autres.

Comme spectatrices (et sans doute spectateurs pour certains), on peine à se défaire du malaise d’avoir posé ce regard – malgré soi et trois heures durant – sur le corps d’Ophélie, de Céline ou de Charlotte. Des fesses rebondies et généreuses, nues, en sous-vêtements, en maillot de bain, en mini-shorts, en jogging, en jupe, en robe, à la plage, à la mer, sous la douche, sur un lit, en boîte de nuit, de très près comme de loin. Sentiment inconfortable d’avoir été complice de ce male gaze hétérosexuel, d’avoir porté soi-même ce regard sur ces femmes, de s’être rincé l’œil sous couvert d’avoir vu un film d’auteur, au nom de l’art.

Kechiche s’est défendu en affirmant: «il n’y a rien de machiste dans mon approche, je décris plutôt des femmes fortes, puissantes et libres». Certes, ses héroïnes ne sont pas totalement reléguées au statut d’objet sexuel: elles parlent, rient, s’engueulent, mangent, boivent, désirent. Mais leur principal intérêt reste leur sex-appeal et l’effet que leur corps provoque sur les hommes qui les côtoient. Difficile alors d’échapper à une analyse caricaturale: Ophélie, Céline et Charlotte évoluent (passivement) sous le regard (actif) des hommes, du réalisateur et du public. Pire: elles «s’observent en train d’être regardées», selon les mots de John Berger, se transformant ainsi elles-mêmes en objet à contempler et désirer par le regard qu’elles posent sur elles.

On les contemple en même temps qu’elles se contemplent en train d’être contemplées. Elles dansent et rient aux éclats pour nous. Leurs baisers n’existent que dans la mesure où nous existons. Puissance et liberté, disait-on? On y voit plutôt oppression et entraves.

Ursula Rouge