Grand-père, c'est quoi le capitalisme?

Lorsque Jean Ziegler abandonne le langage universitaire pour s’entretenir avec la jeune Zora, cela donne Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), un livre d’une centaine de pages, paru récemment aux éditions du Seuil, conçu sous forme de dialogue.

Au départ, la jeune fille presse son grand-père de questions pour comprendre sa colère contre le président de Nestlé, Peter Brabeck-Letmathe, avec qui elle l’a vu débattre à la télévision. Elle ne craint pas de reformuler ses réponses avec ses propres mots pour être certaine de l’avoir bien compris. Ainsi, chemin faisant, ce dialogue affectueux passe en revue et stigmatise les facettes inhumaines du capitalisme contemporain.

Un monde intolérable

Tout y passe. D’abord, l’explosion des inégalités: tandis que 2 milliards d’êtres humains croupissent dans une misère extrême, un club de super-privilégiés concentre entre ses mains une part toujours croissante des richesses et des savoirs. Puis, la physiologie de cette «bête», qui se nourrit de la plus-value de ses rapines et de l’exploitation du travail. Ensuite, l’histoire de son développement qui rime avant tout avec la privatisation des communs. Enfin, le vertige de la puissance mondialisée des dominants, qui règnent sans partage sur le genre humain et la nature.

Chacun des points mériterait débat. Évidemment, des raccourcis sont indispensables pour traiter un sujet aussi vaste et complexe en si peu de pages. Pour autant, la fibre tiers-mondiste de Jean Ziegler ne lui fait-elle pas passer un peu rapidement sur la misère qui monte dans les pays industrialisés, dessinant là aussi de vastes zones de non droit? Son immense colère justifiée contre un capital financier prédateur ne l’amène-t-elle pas aussi à banaliser un peu les exactions d’un capitalisme exploiteur, dont les victimes ouvrières – plus nombreuses que jamais à l’échelle mondiale – sont peut-être insuffisamment évoquées?

Des exemples saisissants

Cela dit, cet échange entre Jean Ziegler et sa petite-fille est captivant de bout en bout, notamment grâce aux exemples concrets qui l’illustrent. Il en va ainsi de cette description suggestive du «palais de verre et d’acier» de Nestlé à Vevey, où «des myriades de petites lampes de couleurs différentes clignotent», représentant «des centaines d’usines, de dépôts, de magasins, de centres de profit de Nestlé». Une image saisissante de la puissance de l’empire suisse. Il suffit d’ailleurs de presser sur des boutons pour obtenir des informations détaillées sur chaque site de la multinationale.

Le récit de la mission de Jean Ziegler en tant que rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation au Guatemala, où les grandes sociétés étrangères comme United Fruit, Del Monte Foods, Unilever, General Food règnent sur une foule misérable de saisonniers mayas fait froid dans le dos. Une bonne partie de ces saisonniers est sans emploi, refoulée sur des terres montagneuses incultes, où elle survit, frappée par une sous-­alimentation endémique. «1,86 % des propriétaires terriens étrangers et nationaux confondus possèdent 67 % des terres arables. Il existe dans ce pays 47 immenses propriétés s’étendant chacune sur plus de 3700 hectares. Près de 90 % des propriétaires tentent de survivre sur des lopins de 1 hectare ou moins.»

La richesse du livre réside dans la passion qui habite son auteur. En un temps où tant de gens doutent de l’efficacité de l’engagement et de la lutte contre cette machine tentaculaire qu’est le capitalisme, Jean Ziegler rappelle fort à propos qu’il s’agit aussi d’un choix moral. Les Lilliputiens que nous sommes, qui n’ont pour eux que le poids du nombre, peuvent-ils faire face à un Gulliver toujours plus puissant sans opter clairement pour un ensemble de valeurs, quelle que soit l’issue des combats à venir? «Which Side Are You On?», chantaient en chœur les mineurs états-uniens en lutte dans les années 1930. En dialoguant avec Zora, Jean veut aider ses jeunes lectrices et lecteurs à choisir leur camp.

Jean Batou