«Heureux qui comme Ulysse...»


Cruz Roja Española

Entre rage, larmes, et nausée, nous avons suivi l’odyssée de l’Aquarius, près de huit jours durant errant à la recherche d’un port: 629 personnes, hommes, femmes, enfants, de chair et de sang, qui se «sont arrachés la peau» en quittant leur pays. «La belle vie est finie» hurlait le Ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini en fermant les ports de la Péninsule . «La belle vie»… Si ce n’était aussi tragique, on pourrait presque en rire. La main tendue est venue de l’État espagnol, une main à durée déterminée cependant. Le permis de séjour délivré expire, à l’heure où nous bouclons, dans 42 jours. La forteresse Europe n’est pas même ébranlée. Et pour cause.

Matteo Salvini ne pointe pas, malgré ses déclarations tonitruantes, à revoir de fond en comble les accords Dublin, ce qui le mettrait en délicatesse avec ses nouveaux alliés, notamment Viktor Orbàn. Il entend d’une part modifier les règles du jeu européen de manière à ce que les pays d’où proviennent les ONG qui secourent les migrant·e·s soient ceux qui les accueillent ; mettant à l’abri de ces nouvelles dispositions les pays du groupe Visegrad (Hongrie, la République Tchèque, la Slovaquie et la Pologne). D’autre part, il vise à poursuivre, en accentuant ses caractères racistes, la politique de son prédécesseur démocrate Marco Minniti, dont il est allé jusqu’à louer le travail. Après tout, l’ancien Ministre de l’Intérieur italien n’avait-il pas envisagé de fermer les ports il y a une année de cela, avant de devoir faire marche arrière?

Il s’agit dans cette optique de renforcer l’accord avec la Libye, pays dans lequel Matteo Salvini annonce se rendre à la fin du mois de juin, afin qu’elle «s’occupe» des migrant·e·s. Là où dans l’indifférence générale, seize personnes ont été abattues récemment par les milices en charge de la surveillance des camps où sont concentrés dans des conditions inhumaines celles et ceux qui cherchent désespérément à échapper à la misère, à la faim, à la violence, aux guerres. Au cours de cette dernière semaine et demi, plus de 2000 personnes ont dû être secourues au large des côtes libyennes… et l’Italie annonce une nouvelle fermeture de ses ports.

Non, la forteresse Europe n’est pas ébranlée ; elle se renforce même de nouveaux projets anti-migrant·e·s, présentés récemment par Angela Merkel et Emmanuel Macron. Le même Macron qui, il y a quelques jours, condamnait le «cynisme et le caractère irresponsable» de la décision du gouvernement italien. Ainsi le 28 juin prochain, le Conseil européen discutera de nouvelles mesures visant à «trier les migrant·e·s économiques» de celles et ceux qui ont «besoin d’un droit d’asile» et à interdire les déplacements «secondaires» au sein des pays de l’Union européenne.

Car tous semblent d’accord au moins sur un point: il faut repousser sans demi-mesure les migrant·e·s qui fuient la faim et la misère… Finalement, comme l’écrivait notamment Jean-Marie Harribey, ce sont bien les politiques suivies par la plupart des gouvernements européens face aux migrant·e·s et la grammaire qui les a accompagnées qui ont nourri la xénophobie et le racisme, «ressorts de l’extrême droite».

Aujourd’hui le cœur noir de l’Occident relève la tête: des États-Unis à l’Italie, de l’Autriche à l’Allemagne et à la Grande Bretagne. Les phénomènes d’intolérance croissent en proportion: 64 % des Italien·ne·s interrogés, dont un tiers d’électeurs·trices du PD, approuvent la politique du gouvernement de la Lega et du Mouvement 5 étoiles en matière d’immigration. Et les attentats à caractère raciste se succèdent: il y a quelques jours deux jeunes Maliens, habitués du centre social de la ville ont été agressés à Caserta au cris de «Salvini-Salvini».

Derrière les revendications provocatrices du politiquement incorrect se cachent des politiques xénophobes, racistes et antisociales bien concrètes. La guerre contre les migrant·e·s, pauvres parmi les pauvres, opprimé·e·s parmi les opprimé·e·s, et contre les Roms, dont Matteo Salvini a annoncé le recensement ramenant l’Italie aux lois raciales de 1938, est l’une de leurs facettes grimaçantes. Pendant ce temps, les dominant·e·s continuent à dominer, aveugles aux impasses croissantes auxquelles conduisent leurs politiques.

Dans ce climat de déshumanisation et de barbarie, il est plus nécessaire que jamais de revendiquer le droit/devoir à la résistance politique et sociale. L’opposition majoritaire de l’opinion publique états-unienne face à la séparation des parents migrants de leurs enfants montre que le terreau existe pour construire une telle résistance. La montée en puissance du pire n’est pas une fatalité. L’indignation cherche des voix pour s’organiser contre la misère, la précarité, le racisme, l’exploitation et la violence. Si on l’abandonne, l’inhumanité prendra le dessus.

Stéfanie Prezioso