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France : Les gilets jaunes et les «leçons de l'histoire»

L’ampleur de la mobilisation des «gilets jaunes» a surpris. Et pourtant, les luttes antifiscales ont marqué l’histoire française. Sous l’Ancien Régime, c’est souvent lorsque les seigneurs n’assuraient plus la protection des paysan·ne·s que ceux·celles-ci refusaient de payer de nouvelles charges.

Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement des gilets jaunes a été particulièrement suivi dans les régions où le retrait des services publics est le plus manifeste. Le sentiment que l’impôt sert à enrichir la petite caste des ultra-riches alimente un profond sentiment d’injustice dans les classes populaires.

Mais la mobilisation actuelle possède des spécificités: elle brasse une population plus large. Elle se caractérise par sa capacité d’action à la fois spontanée et nationale, à travers de multiples actions locales. Alors que cette irruption de citoyenneté populaire est réprimée durement, il est urgent de mieux la comprendre.

Nous publions des extraits d’un article de Gérard Noiriel sur la mobilisation des gilets jaunes, qui s’insère de plain-pied dans les luttes pour l’émancipation. Les récentes violences ont semblé obscurcir le combat mené par des dizaines de milliers de personnes aux quatre coins de l’Hexagone. Les images de l’Arc de Triomphe saccagé ont été diffusées en boucle. Mais ne fallait-il pas se questionner sur le lieu choisi, après les cérémonies en grande pompe du « roi » Macron le 11 novembre? Entre les grenades de la police, on discerne un graffiti: «Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes.»

Je suis convaincu qu’une mise en perspective historique de ce mouvement social peut nous aider à le comprendre. C’est la raison pour laquelle le terme de «jacquerie» (utilisé par d’autres commentateurs et notamment par Éric Zemmour, l’historien du Figaro […]) ne me paraît pas pertinent. Dans mon Histoire populaire de la France, j’ai montré que tous les mouvements sociaux depuis le Moyen Âge avaient fait l’objet d’une lutte intense entre les dominants et les dominé·e·s à propos de la définition et de la représentation du peuple en lutte. Le mot jacquerie a servi à désigner les soulèvements de ces paysans que les élites surnommaient les « jacques », terme méprisant que l’on retrouve dans l’expression « faire le Jacques » (se comporter comme un paysan lourd et stupide).

Les commentateurs qui ont utilisé le mot jacquerie pour parler du mouvement des « gilets jaunes » ont voulu mettre l’accent sur un fait incontestable: le caractère spontané et inorganisé de ce conflit social. Même si ce mot est inapproprié, il est vrai qu’il existe malgré tout des points communs entre toutes les grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps.

Un profond sentiment d’injustice

Le principal concerne l’objet initial des revendications: le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. Le fait que le mouvement des gilets jaunes ait été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il devait payer sans rien obtenir en échange. […]

Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement des gilets jaunes a été particulièrement suivi dans les régions où le retrait des services publics est le plus manifeste. Le sentiment largement partagé que l’impôt sert à enrichir la petite caste des ultrariches, alimente un profond sentiment d’injustice dans les classes populaires.

Ces facteurs économiques constituent donc bien l’une des causes essentielles du mouvement. Néanmoins, il faut éviter de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles. L’une des inégalités les plus massives qui pénalisent les classes populaires concerne leur rapport au langage public. […]

« Un ras-le-bol généralisé »

« Avoir mal partout » signifie souffrir dans sa dignité. C’est pourquoi la dénonciation du mépris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires. Celle des gilets jaunes n’a fait que confirmer la règle. On a entendu un grand nombre de propos exprimant un sentiment d’humiliation, lequel nourrit le fort ressentiment populaire à l’égard d’Emmanuel Macron. « Pour lui, on n’est que de la merde ».

Néanmoins, ces similitudes entre des luttes sociales de différentes époques masquent de profondes différences. Je vais m’y arrêter un moment, car elles permettent de comprendre ce qui fait la spécificité du mouvement des gilets jaunes. La première différence avec les « jacqueries » médiévales tient au fait que la grande majorité des individus qui ont participé aux blocages de samedi [ndlr: le 17 novembre] ne font pas partie des milieux les plus défavorisés de la société. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au moins une voiture. Alors que la « grande jacquerie » de 1358 fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.

La deuxième différence, et c’est à mes yeux la plus importante, concerne la coordination de l’action. Comment des individus parviennent-ils à se lier entre eux pour participer à une lutte collective? […] À ma connaissance, personne n’a insisté sur ce qui fait réellement la nouveauté des gilets jaunes: à savoir la dimension d’emblée nationale d’un mouvement spontané. Il s’agit en effet d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement très faibles. Au total, la journée d’action a réuni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé aux grandes manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers d’actions groupusculaires réparties sur tout le territoire.

Cette caractéristique du mouvement est étroitement liée aux moyens utilisés pour coordonner l’action des acteurs·trices de la lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui l’ont assurée par leurs moyens propres, mais les « réseaux sociaux ». Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes anciennes «d’action directe», mais sur une échelle beaucoup plus vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas. […]

Un mouvement populaire et médiatique

Toutefois les réseaux sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes. […] Plus précisément, c’est la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui a donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale. Sa popularisation résulte en grande partie de l’intense « propagande » orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via Facebook, l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui ont annoncé son importance avant même qu’il ne se produise.

Une étude qui comparerait la façon dont les médias ont traité la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des gilets jaunes serait très instructive. Aucune des journées d’action des cheminots n’a été suivie de façon continue et les téléspectateurs·trices ont été abreuvé·e·s de témoignages d’usagers·ères en colère contre les grévistes, alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs et bloqueuses. […]

Pourquoi des chaînes privées dont le capital appartient à une poignée de milliardaires sont-elles amenées aujourd’hui à encourager ce genre de mouvement populaire? La comparaison avec les siècles précédents aboutit à une conclusion évidente. Nous vivons dans un monde beaucoup plus pacifique qu’autrefois. Même si la journée des gilets jaunes a fait des victimes, celles-ci n’ont pas été fusillées par les forces de l’ordre. C’est le résultat des accidents causés par les conflits qui ont opposé le peuple bloqueur et le peuple bloqué.

Cette pacification des relations de pouvoir permet aux médias dominants d’utiliser sans risque le registre de la violence pour mobiliser les émotions de leur public, car la raison principale de leur soutien au mouvement n’est pas politique, mais économique: générer de l’audience en montrant un spectacle. […]

Action directe

Au-delà de ces enjeux économiques, la classe dominante a évidemment intérêt à privilégier un mouvement présenté comme hostile aux syndicats et aux partis. Ce rejet existe en effet chez les gilets jaunes. Même si ce n’est sans doute pas voulu, le choix de la couleur jaune pour symboliser le mouvement (à la place du rouge) et de La Marseillaise (à la place de L’Internationale) rappelle malheureusement la tradition des « jaunes », terme qui a désigné pendant longtemps les syndicats à la solde du patronat. Toutefois, on peut aussi inscrire ce refus de la « récupération » politique dans le prolongement des combats que les classes populaires ont menés, depuis la Révolution française, pour défendre une conception de la citoyenneté fondée sur l’action directe. Les gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération des partis politiques assument aussi confusément la tradition des sans-culottes en 1792–93, des citoyens-combattants de février 1848, des communards et communardes de 1870-71 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Époque.

C’est toujours la mise en œuvre de cette citoyenneté populaire qui a permis l’irruption, dans l’espace public, de porte-paroles qui étaient socialement destiné·e·s à rester dans l’ombre. Le mouvement des gilets jaunes a fait émerger un grand nombre de porte-paroles de ce type. Ce qui frappe, c’est la diversité de leurs profils et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant, la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. […]

L’absence d’un encadrement politique capable de définir une stratégie collective et de nommer le mécontentement populaire dans le langage de la lutte des classes est un autre signe de faiblesse, car cela laisse la porte ouverte à toutes les dérives. N’en déplaise aux historien·ne·s (ou aux sociologues) qui idéalisent la « culture populaire », le peuple est toujours traversé par des tendances contradictoires et des jeux internes de domination. Parmi les gilets jaunes, on a entendu des propos xénophobes, racistes, sexistes et homophobes. Certes, ils étaient très minoritaires, mais il suffit que les médias s’en emparent pour que tout le mouvement soit discrédité.

L’histoire montre pourtant qu’une lutte populaire n’est jamais complètement vaine, même quand elle est réprimée. Le mouvement des gilets jaunes place les syndicats et les partis de gauche face à leurs responsabilités. Comment s’adapter à la réalité nouvelle que constitue la « démocratie du public » pour faire en sorte que ce type de conflit social – dont on peut prévoir qu’il se reproduira fréquemment – soit intégré dans un combat plus vaste contre les inégalités et l’exploitation? Telle est l’une des grandes questions à laquelle il faudra qu’ils répondent.

Gérard Noiriel

Article complet sur noiriel.wordpress.com
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