Féminin-Masculin

Féminin-Masculin : Féminisme et anticapitalisme, pour la défense des 99 %

Extraits de Féminisme pour les 99%. Un Manifeste. En 11 points, Cinzia Arruzza, Thithi Bathacharya et Nancy Fraser, organisatrices de la Grève internationale des femmes, proposent un féminisme qui cherche à faire converger anticapitalisme, antiracisme et écologie politique.


150 000 personnes ont défilé samedi 30 mars lors de la manifestation Vérone cité transféministe – Michele Lapini

À la croisée des chemins

Au printemps 2018, Sheryl Sandberg, la directrice des opérations de Facebook, a déclaré que nous «serions bien mieux loti·e·s si la moitié des pays et des entreprises étaient dirigés par des femmes et si la moitié des foyers étaient dirigés par des hommes». Grande figure du féminisme d’entreprise, Sandberg s’était déjà fait un nom en incitant les femmes cadres à s’imposer dans les conseils d’administration.

Ce même printemps, une grève de militantes féministes a paralysé l’État espagnol pendant 24 heures. Rejointes par plus de cinq millions de manifestant·e·s, les organisatrices de la huelga feminista (grève féministe) ont appelé à une «société débarrassée des oppressions, de l’exploitation et des violences sexistes», et clamé: «Nous appelons à la révolte et à la lutte contre l’alliance du patriarcat et du capitalisme qui veut nous rendre obéissantes, soumises et silencieuses.»

Ces deux voix représentent des chemins opposés pour le mouvement féministe. D’un côté, Sandberg et ses semblables voient le féminisme comme un auxiliaire du capitalisme […] elles réclament une égalité des chances de dominer. À l’extrême opposé, les organisatrices de la huelga feminista insistent sur la nécessité d’en finir avec le capitalisme – le système qui a créé les patron·ne·s, entraîné l’érection des frontières et la fabrication des drones qui les surveillent.

Face à ces deux conceptions du féminisme, notre choix est lourd de conséquences. Le premier chemin mène vers une planète calcinée. Le second conduit à un monde qui a toujours été au cœur des rêves les plus exaltés de l’humanité: un monde juste, dont les richesses et les ressources naturelles seront partagées par tous et toutes, et où l’égalité et la liberté ne seront pas seulement des espoirs, mais des réalités concrètes.

Le contraste ne pourrait être plus frappant et l’absence d’une quelconque voie médiane ne peut que nous convaincre davantage. Cette absence d’alternatives est le fait du néolibéralisme. En empoisonnant l’atmosphère, en raillant toute aspiration démocratique, en épuisant les individus et en détériorant les conditions de vie de la grande majorité, le capitalisme néolibéral durcit les luttes sociales. Il faut donc prendre conscience que le temps de l’indécision est révolu et que les féministes doivent prendre position: continuerons-nous à courir après l’«égalité des chances de dominer» alors que la planète est en flammes? Ou allons-nous imaginer une justice de genre indexée à l’anticapitalisme – celle qui mènera à une nouvelle société au-delà de la crise actuelle?

Le manifeste pour un féminisme des 99% est un plaidoyer pour que nous nous engagions sur ce second chemin. Un féminisme anticapitaliste est aujourd’hui possible, notamment parce que la crédibilité des élites politiques s’effondre dans le monde entier. Les victimes ne sont pas seulement les partis de centre gauche et de centre droit qui ont promu le néolibéralisme mais aussi leurs allié·e·s du féminisme d’entreprise à la Sandberg, dont le vernis «progressiste » a perdu de son éclat. Cette faillite du féminisme libéral a créé une ouverture permettant de le défier par la gauche. Le vide produit par le déclin du libéralisme nous donne une chance de construire un autre féminisme: un féminisme qui définisse différemment ses problématiques, avec une orientation de classe différente, un ethos différent – un féminisme radical et transformateur.

Ce manifeste est notre contribution pour promouvoir cet «autre» féminisme. Il ne s’agit pas pour nous d’inventer une utopie, mais de tracer la voie à emprunter afin d’atteindre une société juste. Nous cherchons à montrer pourquoi les féministes devraient s’engager dans les grèves féministes, pourquoi nous devons nous unir avec d’autres mouvements anti-système et anticapitalistes, pourquoi notre mouvement doit devenir un féminisme pour les 99%. C’est seulement de cette manière – en s’alliant avec les antiracistes, les écologistes, les militant·e·s pour les droits des travailleurs, des travailleuses et des migrant·e·s – que le féminisme pourra relever les défis de notre temps. En rejetant fermement le féminisme du 1% et le dogme qui incite les femmes à «s’imposer» dans les hautes sphères, notre féminisme peut devenir une lueur d’espoir pour tous et toutes.

Ce qui nous donne aujourd’hui le courage de nous embarquer dans ce projet, c’est la nouvelle vague d’activisme féministe. […] Ce sont les grèves internationales de femmes et de féministes en 2017 et 2018 qui nous donnent de l’espoir. […]

Une nouvelle vague féministe réinvente la grève

Le récent mouvement de grève féministe est né en Pologne en octobre 2016, lorsque plus de 100 000 femmes ont organisé des débrayages et des marches afin de s’opposer à l’interdiction de l’avortement. À la fin de ce même mois, la vague radicale avait déjà traversé l’océan jusqu’en Argentine, où les femmes grévistes dénonçaient l’odieux meurtre de Lucía Pérez avec le slogan: «Ni una menos!». Bientôt, elle a déferlé sur l’Italie, l’Espagne, le Brésil, la Turquie et des dizaines d’autres pays. Le mouvement, apparu dans les rues, s’est étendu aux lieux de travail et aux écoles pour finalement atteindre les hautes sphères du monde du spectacle, des médias et de la politique. Désormais vague gigantesque, ce nouveau mouvement féministe mondial pourrait bien gagner suffisamment de force pour bousculer les alliances existantes et redessiner la carte politique.

Ce qui n’était qu’une série d’actions à l’échelle nationale s’est mué en mouvement transnational le 8 mars 2017, lorsque dans le monde entier leurs organisatrices ont décidé de faire grève en même temps. Avec ce coup de force, elles ont repolitisé la Journée internationale pour les droits des femmes. Les grévistes ont réactivé les origines ouvrières et socialistes du 8 mars et fait revivre l’esprit des mobilisations des ouvrières au début du 20e siècle.

Ravivant cette énergie militante, les grèves féministes d’aujourd’hui trouvent leurs racines dans les luttes historiques pour les droits des travailleuses et la justice sociale. Elles donnent un nouveau sens au slogan «La solidarité est notre arme» en unissant des femmes séparées par des océans, des montagnes et des continents, des frontières, des barbelés et des murs. Ces grèves brisent leur isolement domestique et symbolique et témoignent de l’énorme potentiel politique du pouvoir des femmes – le pouvoir de celles dont le travail rémunéré comme non rémunéré soutient le monde.

Ce mouvement naissant in-vente de nouvelles façons de faire grève et insuffle un nouveau type de politique à la forme même de la grève. En associant le retrait du travail avec des marches, des manifestations, des fermetures de magasins, des blocus et des boycotts, il reconstitue le répertoire d’actions de la grève, très affaibli au cours des dernières décennies par les offensives néolibérales répétées. Dans le même temps, cette nouvelle vague contribue à démocratiser les grèves et à amplifier leur portée – notamment en élargissant la définition même du «travail».

Refusant de limiter cette catégorie au seul travail salarié, les grèves des femmes appellent également à suspendre le travail domestique, les rapports sexuels et les sourires. Et en rendant visible le rôle indispensable joué par le travail non rémunéré et genré dans la société capitaliste, elles attirent l’attention sur des activités dont le capital bénéficie, mais qu’il ne rémunère pas. Mais même au prisme du seul travail rémunéré, les grévistes développent une vision élargie de ce que l’on entend généralement par «travail». Loin de se concentrer uniquement sur les salaires et les horaires, elles montrent également en quoi le harcèlement et les agressions sexuels, les obstacles à la justice reproductive et les restrictions du droit de grève relèvent tout autant du travail.

Ainsi, cette nouvelle vague féministe pourrait surmonter l’opposition tenace et conflictuelle entre «politique minoritaire» et «politique de classe». En refusant de considérer le «travail» et la «vie privée» comme deux sphères distinctes, elle ne limite pas ses luttes à l’un de ces espaces. Et en redéfinissant ce qu’est le «travail» et qui sont les «travailleurs et travailleuses», elle rejette la dévalorisation structurelle du travail des femmes – à la fois payé et non payé – par le capitalisme. En définitive, ces grèves féministes ouvrent la possibilité d’une phase nouvelle et inédite de la lutte des classes: féministe, internationaliste, écologiste et antiraciste.

Ces actions arrivent à point nommé. Les grèves féministes se sont multipliées au moment où les syndicats, autrefois puissants et liés au secteur industriel, se sont trouvés sérieusement affaiblis. Afin de donner un nouvel élan à la lutte des classes, les activistes se sont engagées sur un autre front: les assauts néolibéraux contre le système de santé, l’éducation, les retraites et le logement. En ciblant ces attaques du capital, qui durent depuis quarante ans, sur les conditions de vie des plus pauvres, elles se concentrent sur la défense du travail et des services nécessaires à la vie matérielle et culturelle des individus et des communautés. C’est là, dans la sphère de la «reproduction sociale», que se développent aujourd’hui la plupart des grèves et des résistances les plus acharnées. De la vague de grèves des enseignant·e·s aux États-Unis à la lutte contre la privatisation de l’eau en Irlande en passant par les grèves des Dalits chargé·e·s de nettoyer les rues en Inde – toutes menées et dirigées par des femmes – les travailleurs et travailleuses se révoltent face à l’offensive du capital contre la reproduction sociale.

Par leur opposition aux assauts du capital financier contre ces «biens publics», les grèves féministes sont devenues le catalyseur et le modèle pour des actions de grande envergure en défense de nos communautés. Ainsi, la nouvelle vague d’activisme féministe renoue avec l’exigence de l’impossible, demandant à la fois le pain et les roses: le pain que des décennies de néolibéralisme ont retiré de nos tables, mais également la beauté qui nourrit nos esprits par l’exaltation de la révolte.

Traduction: Valentine Dervaux
Coupes et adaptations de la rédaction