Grèce
Les raisons d'une dictature (1967–1974)
Le 21 avril 1967 débute en Grèce une période de dictature qui durera sept ans, au cours de laquelle une violente répression est menée contre les mouvements ouvriers, contre la démocratie et plus globalement contre toute la gauche. Quelques questions posées à Maria Styllou, militante révolutionnaire grecque active à l’époque dans le mouvement de solidarité et de résistance en Europe, permettent d’éclairer les circonstances ayant permis l’instauration de cette dictature.
Comment sommes-nous arrivés à la dictature du 21 avril 1967? En 1956, la classe dirigeante grecque, qui comprend alors un nouveau parti, l’Union nationale radicale (ERE) 1, forme un gouvernement qui a pour but de développer le capitalisme grec. Afin de réaliser cet objectif, il lui est nécessaire de contrôler les résistances et la gauche qui existent toujours, bien qu’affaiblies par la guerre civile (1946–49).
Il s’est rapidement avéré que le potentiel de développement du capitalisme était très limité. En effet, deux problèmes se sont posés. En premier lieu, des conflits ont émergé au sein de la classe dirigeante elle-même, amenée à résoudre des problèmes géopolitiques épineux comme celui de la partition de Chypre ou liés à la gestion d’institutions et de structures issues de la période précédente, telles que l’armée. Le second problème s’est avéré être le mouvement de résistance auquel le gouvernement a rapidement été confronté.
Ces deux facteurs ont conduit lors des élections de 1958 au succès inattendu d’un parti de gauche, l’EDA 2 (Gauche démocratique unie), qui a obtenu 24,42% des suffrages et s’est ainsi positionné en second après l’ERE. Ce gain électoral a renforcé la crise interne du gouvernement, tout en galvanisant les luttes d’opposition, syndicales et pro-démocratiques, ainsi que le mouvement étudiant, faisant naître l’espoir d’un renouveau d’une gauche qui semblait endormie depuis la fin de la guerre civile.
La classe dirigeante a tenté d’endiguer cet élan par la répression, en empêchant les élections libres dans les syndicats et en appelant à de nouvelles élections en 1961. Cette tentative de répression a échoué, mais c’est l’assassinat en 1963 de Grigoris Lambrakis, député d’EDA, qui met véritablement le feu aux poudres. Cette instabilité permet à l’Union du Centre (UdC) 3 de Georgios Papandreou de gagner les élections de 1964, au détriment de l’ERE.
L’UdC cherche à combler le vide laissé par la crise de l’ERE et à jouer un rôle non pas de répression mais de contrôle collaboratif sur le mouvement ouvrier et l’EDA. Et malheureusement, ce dernier lui a laissé la place pour le faire. L’EDA choisit d’appuyer l’UdC lors des élections de 1963 et de 1964, et même de passer un accord au sein du mouvement syndical. L’UdC a ainsi pu gouverner les mains libres, sans opposition de la part de l’EDA.
La révolte de juillet est peu connue en dehors de la Grèce. Quelle était son importance? En 1965, la classe dirigeante tente toujours de contrôler la situation et d’arrêter le processus de démocratisation qui renforce la gauche. Avec le soutien de la monarchie 4, elle travaille à contrôler Papandreou, à choisir les ministres, à contrôler les institutions, l’armée, la politique étrangère et les relations entre le centre et la gauche. Face à ces manœuvres, les gens se révoltent. 70 jours de mobilisations ont eu lieu, connus sous le nom de « mouvement de Juillet ».
Cette révolte a permis au gouvernement de comprendre qu’il avait besoin de Papandreou et de sa coopération avec la gauche pour casser la dynamique d’insurrection. En effet, au cours de ces 70 jours incroyables, l’UdC, suivie par l’EDA, se sont alignées sur les exigences de la classe dirigeante. Les deux ont œuvré de concert, dans un effort systématique pour arrêter les grèves et diminuer les manifestations.
Durant les deux ans qui ont suivi, les deux partis de la classe dirigeante, l’ERE et l’UdC, se sont confrontés à des impasses politiques. Pour une frange de la classe dirigeante, il ne restait que la solution de se déclarer dans une « situation d’urgence temporaire ». Ils sont donc allés chercher du soutien auprès d’une partie de l’armée, de la monarchie, et de leurs alliés pour préparer une intervention.
Au cours de cette période, l’UdC a essayé de passer des accords avec l’ERE pour organiser des élections, mais l’ERE ne les a pas respectées. En revanche, au début d’avril 1967, le roi a appelé Kanelopoulos de l’ERE – qui était toujours le deuxième parti du pays – à former un gouvernement. Ainsi, le 21 avril 1967, la classe dirigeante et les deux principaux partis bourgeois, incapables de sortir de la crise politique profonde où ils se trouvaient, entraînèrent le pays dans une dictature.
La gauche aurait-elle pu jouer un rôle décisif? La responsabilité de la gauche a été de ne pas savoir comment gérer cette menace. Les dirigeant·e·s de l’EDA ont cherché à rassurer leur base en prétendant qu’il n’y aurait pas de coup d’État, permettant ainsi à tout le monde de se laisser prendre au dépourvu.
Certains moments dans l’histoire sont critiques et décisifs quant à la direction que peuvent prendre les choses. Un moment d’inaction suffit pour donner l’espace au camp opposé de prendre l’initiative. L’année 1965 a été ce moment en Grèce: le camp opposé avait le pouvoir, mais se trouvait face à une classe ouvrière révoltée. L’absence d’action de la gauche leur donna malheureusement l’opportunité de passer à l’offensive quelques années plus tard.
La junte était-elle seulement une affaire des militaires? La junte a été une victoire pour la classe dirigeante, qui l’a accueillie et à laquelle elle a largement participé. Il s’agit d’une période où la résistance a été brisée et où la classe dirigeante a pu faire ce qu’elle souhaitait sans opposition, augmentant sa croissance économique et ses profits, écrasant les revendications de la classe ouvrière.
Par ailleurs, la classe dirigeante grecque, en prenant le contrôle de Chypre, a laissé entendre qu’elle pourrait devenir un partenaire clé dans les projets de l’impérialisme américain et de ses alliés dans la région, contre la Turquie. Chypre représentait le point le plus crucial dans le rôle que le capitalisme grec s’était donné pour la gestion de la région sur les plans économique et militaire.
Comment se sont exprimées les premières résistances? Bien que la dictature militaire soit l’une des pires situations à laquelle peuvent se confronter le mouvement syndical et la gauche, des militant·e·s se sont immédiatement soulevés pour se battre et résister contre la junte. Des problèmes politiques se sont concrètement posés: de quelle manière résister, que signifie être en conflit avec la junte, qu’est-ce qu’un État bourgeois et comment s’y confronter?
Le jour du Coup d’État, j’étais à Paris et le soir, un rassemblement a eu lieu devant la Maison de la Mutualité, qui réunissait tout le monde, les étudiant·e·s et pas seulement les jeunes de l’EDA. Un débat difficile a été lancé à propos de la stratégie à adopter. Cette réunion a été le début non seulement d’une énorme crise pour l’EDA, qui s’est manifestée ouvertement après un an, mais également de la création d’organisations et de mouvements nouveaux à gauche de l’EDA, autrement dit la création de la gauche dite extraparlementaire.
La même chose s’est produite en Italie, où il y avait beaucoup d’étudiant·e·s grec·que·s, comme en Allemagne et en Angleterre. À Londres, une semaine après la dictature, en coopération avec la gauche révolutionnaire britannique et les anarchistes, nous avons occupé l’ambassade de Grèce. À cette occasion, la police britannique nous a jetés dehors. Par la suite, même sous le gouvernement travailliste, il y a eu des procès. La classe dirigeante et les gouvernements des pays d’Europe et de la CEE, bien que se déclarant officiellement libéraux et contre la junte grecque, n’étaient pas du tout en soutien avec le mouvement d’opposition. Les gouvernements européens frappaient la gauche et les organisations révolutionnaires qui commençaient à se former.
Malgré ces défis, de nouvelles organisations se sont créées contre la junte, par exemple l’EDA et Mikis Theodorakis ont créé le Front anti-dictatorial panhellénique (PAM). C’était le début de la gauche révolutionnaire grecque en Grèce et en Europe.Quelques années plus tard, cette nouvelle gauche révolutionnaire, bien que petite et divisée, a déclenché l’occupation et la rébellion de l’École polytechnique d’Athènes en 1973, l’événement qui mènera à la chute de la dictature. La gauche révolutionnaire était alors aussi en conflit avec la politique de transition en douceur et de démocratisation progressive de la junte défendue par le Parti Communiste grec (KKE).
Y-a-t-il un intérêt à discuter de la junte aujourd’hui au-delà de l’intérêt purement historique? Nous pourrions en dire encore beaucoup à propos de la pertinence de cette expérience pour la conjoncture actuelle, mais je m’en tiendrai à un point: le débat sur la stratégie de cette époque est d’actualité et d’une importance primordiale pour la gauche.
Le problème de l’EDA – et du KKE, à l’origine de la formation de l’EDA – est qu’il travaillait stratégiquement pour que la gauche contrôle l’État bourgeois à l’aide de collaborations politiques et de compromis sociaux. L’arrivée de la junte a scellé l’échec de cette stratégie. Ce débat est en train d’être réouvert aujourd’hui, alors que SYRIZA est au gouvernement et mène une approche stratégique réformiste similaire, selon laquelle il serait possible de soumettre l’État, les institutions, et l’économie à son contrôle.
Or, l’histoire l’a montré, c’est impossible. L’alternative réside uniquement dans la stratégie révolutionnaire d’un renversement de l’État bourgeois et de son remplacement par une démocratie de conseils ouvriers. Cinquante ans après la junte et cent ans depuis la Révolution d’octobre 1917 en Russie, c’est toujours la stratégie de la Révolution russe qui nous montre la voie.
Traduction de la rédaction
1 L’Union nationale radicale était un parti conservateur, formé en 1955 par Konstantinos Karamanlís.
2 L’EDA a été créée en 1951 en tant que coalition de partis de gauche, à l’initiative et sous la direction effective du Parti Communiste (KKE), interdit depuis 1947.
3 Parti bourgeois formé par les fragments de l’ancien parti libéral de l’entre-deux-guerres, qui acceptait le régime de la monarchie constitutionnelle.
4 La monarchie ne sera abolie en Grèce qu’en 1974 après la chute de la junte.