Statuts et permis de travail aux confins du travail forcé

Statuts et permis de travail aux confins du travail forcé

Partant des définitions internationales du travail forcé et de la traite des personnes, Philippe Sauvin a voulu en avoir le coeur net: ces formes de travail existeraient-elles en Suisse?1 A première vue non. Mais nombre de types de travail ou de statuts légaux correspondent à ce que l’on pourrait appeler un travail contraint, apparenté au travail forcé. Le cas des sans-papiers est l’un des exemple les plus criants de ces situations dans lesquelles la contrainte – dans ce cas, la clandestinité – rend quasiment obligatoire l’acceptation de n’importe quelles conditions de travail.


Les personnes avec lesquelles Philippe Sauvin s’est entretenu définissent pour leur part le travail forcé par l’absence de droits sociaux (avec la précarité supplémentaire que cela implique) et la soumission ou la contrainte en lien avec l’employeur, les deux pouvant se combiner. Si l’on met à part le cas des chômeurs et chômeuses obligées d’accepter un travail réputé convenable et celui des détenu(e)s dans les établissements pénitentiaires (voir encart), les groupes recensés dans la recherche rassemblent presque exclusivement des personnes de nationalité étrangère. Et l’on retrouve alors un mécanisme déjà à l’oeuvre à travers le défunt permis de saisonnier: le statut légal créé pour contrôler et réguler le marché du travail participe, dans la réalité, au renforcement de l’exclusion et de la contrainte, à l’affaiblissement de travailleurs et de travailleuses déjà fragilisés.

Tu danses, chéri?

Si l’industrie du sexe fonctionne, d’après les sources officielles, sans recourir, pour l’instant, à des structures criminelles organisées et relève plus de l’artisanat, les associations de défense des prostitué(e)s mettent quant à elles l’accent sur le miroir aux alouettes qui est tendu aux femmes qui viennent, plus ou moins volontairement, en Suisse. Que ce soit sous l’angle de la nature effective du «travail» à effectuer ou sous celui des conditions de travail, et de rémunération, elles estiment que la tromperie, constitutive du travail forcé, est bien réalisée. L’important toutefois réside ailleurs, dans l’existence du célèbre permis de travail L pour les danseurs et danseuses de cabaret, qui permet une activité rémunérée de 8 mois maximum. Généralement signé dans les pays de recrutement, le contrat de travail qui l’accompagne ne représente qu’un revenu minimal et accessoire, les «activités annexes» comme l’incitation à la consommation de champagne (certains quotas pouvant s’élever à 10000 voire 15000 francs de consommation provoquée par mois) constituant les véritables ressources du système et incluant dans le prix de la bouteille les services fournis dans les alcôves privées, appelées «séparés». La soumission particulière à l’employeur que permet l’existence du permis L, véritable permis d’exception, débouche ainsi directement sur la prostitution. Le permis arrivant à son terme, les salons de massage, dont le contrôle échappe de plus en plus aux autorités, prendront souvent le relais.

La fabrique de clandestins

Philippe Sauvin rappelle aussi comment la politique du Conseil fédéral dite des trois cercles a fait basculer dans la clandestinité nombre de ressortissant(e)s de l’ex-Yougoslavie dès 199, les empêchant de prolonger leur séjour ou d’obtenir des autorisations de travail. D’autres clauses légales contribuent à alimenter les zones anthracite du travail sous contrainte: ainsi, ceux et celles ayant contracté un mariage avec une personne de nationalité suisse voient, en cas de divorce dans les 5 ans, leur permis B remis en cause. Entre la clandestinité et une vie de famille intenable, la deuxième voie est souvent celle des violences conjugales. On n’oubliera pas non plus le personnel, principalement féminin, travaillant dans des ménages des familles des institutions internationales, ni l’hôtellerie-restauration et sa «filière asiatique», parmi les catégories examinées par Ph. Sauvin.


Toute son étude vient confirmer le fait que la multiplication des barrières légales «antimigratoires» ne modifie pas fondamentalement les flux migratoires, mais qu’en revanche, ces obstacles favorisent des pratiques assimilables au travail forcé, offrant au patronat de certains secteurs économiques de quoi bénéficier largement de cette situation.


Daniel SÜRI



  1. Philippe SAUVIN, Recherche sur le travail forcé et la traite des personnes en Suisse. Genève, septembre 2003. Auprès de l’auteur (29, Pictet-de-Rochemont, 1207 Genève). Courriel: phsauvin@proloink.ch


Travail forcé pour les taulards?

En principe, la Convention C29 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé, signée par la Suisse, en exclut «tout travail ou service exigé d’un individu comme conséquence d’une condamnation prononcée par une décision judiciaire», à condition toutefois que celui-ci se déroule sous contrôle public et que l’individu «ne soit pas concédé ou mis à disposition de particuliers, compagnies ou personnes morales privées». C’est du reste cet absence d’intérêts privés qu’évoque le Conseil fédéral dans son rapport sur l’application de la Convention C29, en septembre 2000: «Nous n’avons pas d’entreprises pénitentiaires privées à moins qu’on comprenne par là les ateliers de production des établissements de détention et leurs éventuelles exploitations agricoles.»


Mais qu’en est-il lorsque le Service pénitentiaire de l’Etat de Vaud signe un contrat de sous-traitance avec une entreprise privée, Bird-Rds SA, pour le démontage et le recyclage d’ordinateurs exécutés par des détenus des Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe (EPO)? Alors que la société privée détermine, supervise et assume tous les rapports juridiques de droit privé avec les tiers? Ne s’agit-il pas ainsi de mettre à disposition d’une entreprise privée une main-d’oeuvre bon marché (22 francs par jour en moyenne?). Et les détenus ne sont-ils pas ainsi privé de liberté contractuelle, ce qui est une des caractéristiques du travail forcé? Gageons qu’à toutes ces questions François Marthaler, futur conseiller d’Etat écologiste dans le canton de Vaud et fondateur du Bureau d’investigation sur le recyclage et la durabilité (Bird), apportera une réponse claire.


(ds)


Sous-enchère salariale: la logique équivoque d’un contrôle

Outre l’extension facilitée du champ d’application des CCT, le mouvement syndical base toute sa stratégie de lutte contre le dumping salarial sur le renforcement du contrôle des conditions de travail par les commissions tripartites ou l’inspectorat du travail. Philippe Sauvin fournit un exemple de l’ambiguité du résultat obtenu dans le cas de travailleurs détachés (travailleurs étrangers au service d’une entreprise étrangère et travaillant en Suisse durant une période limitée). Il faudra revenir plus en détail, dans ces colonnes, sur cet aspect de la politique syndicale et ses conséquences.


«Dans le cadre de la construction des NLFA (nouvelles lignes ferroviaires alpines) le consortium public Alptransit AG a mandaté en 1998 une entreprise sud-africaine, spécialisée dans le forage de puits verticaux. L’entreprise sud-africaine Shaft Sinkers donna aux autorités les garanties nécessaires concernant les conditions de travail, le respect de la convention collective de travail, etc. selon les exigences légales de la LSEE (loi sur le séjour et l’établissement des étrangers de 1931) et elle obtint le mandat d’exécuter le travail et l’autorisation de travail pour des spécialistes sud-africains. 80 mineurs ont été détachés. Ils venaient en grande majorité du Lesotho et étaient noirs. Evidemment, le regroupement familial ne leur était pas autorisé! Le syndicat SIB s’est intéressé à ces travailleurs vu leurs conditions de travail difficiles et leur isolement dans la montagne.


Très rapidement, malgré les difficultés linguistiques, le syndicat s’est rendu compte que de nombreuses dispositions ne correspondaient pas aux accords et à la législation du travail. Il a saisi la commission paritaire et les autorités pour y remédier. Le salaire prévu devait, par exemple, dépasser les 5000 francs mensuels. Ils n’étaient payés que 1000 francs sur leurs comptes au Lesotho. De petits acomptes de salaire insuffisants leur étaient versés sur place à leur demande, les obligeant à se faire prêter de l’argent par leurs collègues italiens ou suisses pour satisfaire à leurs dépenses élémentaires! Il leur a également été interdit de s’intégrer au syndicat. Par la suite, l’entreprise Shaft Sinkers a violé de manière réitérée plusieurs clauses de la convention collective de travail et de la loi sur le travail concernant les pauses et le temps de travail, ce qui touchait également les ouvriers des autres entreprises. Après les vacances de Noël, l’entreprise Shaft Sinkers n’a pas fait revenir ces travailleurs du Lesotho, compte tenu de l’intérêt que portaient les médias à cette affaire scandaleuse.


Le syndicat SIB a essayé d’intervenir en Afrique du sud avec l’aide d’avocats et de la Fédération Internationale des Travailleurs du Bois et du Bâtiment FITBB, pour garantir le paiement intégral des salaires, ceci sans succès à ce jour. Il reste à définir dans quelles mesures Shaft Sinkers a obtenu, par cette pratique, des avantages non négligeables pour l’adjudication des travaux (sous-enchère) et dans quelles mesures les autorités publiques compétentes ont favorisé, en ne remplissant pas leur devoir de contrôle, l’exploitation éhontée de ces travailleurs détachés. L’intervention syndicale légitime en faveur de travailleurs noirs du Lesotho a quelque peu tourné en leur défaveur!»


(ds)