Témoignage de prisonniers politiques argentins sous la dictature

Les Editions de l’Aire ont publié un ouvrage recensant les témoignages des prisonniers de la prison de Coronda (Argentine), sous la dictature militaire. Notre journal s’est entretenu avec un protagoniste de ces événements, Sergio Ferrari, journaliste vivant en Suisse.

Le pavillon 5 de la Coronda aujourd’hui
Le pavillon 5 de la Coronda aujourd’hui
Sergio Ferrari/El-Periscopio

Quel fut ton militantisme dans l’Argentine du début des années 1970 ? Début 1971, les universités de Santa Fe (et d’autres provinces) furent occupées pour exiger l’accès totalement libre au niveau académique. À l’âge de 17 ans, je me suis engagé dans ce mouvement. À la mi-1971, tout en militant à l’université, cinq camarades (dont moi-même) ont commencé à accompagner des familles pauvres de la banlieue de Rosario (éducation des adultes, revendication d’améliorations sanitaires, etc.). En octobre 1971, cette activité me valut d’être emprisonné durant quelques jours.

Dès 1973, je fus l’un des porte-parole de la Jeunesse universitaire péroniste à Rosario. Fin 1974, menacé par un groupe paramilitaire d’extrême-droite, la Triple A, j’ai rejoint une autre zone de Rosario pour y renforcer l’organisation syndicale. Le 10 mars 1976, je fus arrêté avec mon frère Claudio. Deux semaines plus tard, eut lieu le coup d’État instaurant la dictature génocidaire.

Quelle était la situation politique du pays avant le coup d’État ? Le gouvernement était dirigé par Isabel Perón (qui succéda à son époux, Juan Domingo Perón, décédé en juillet 1974). Il y avait une énorme polarisation politique et sociale et une répression sélective menée par les groupes paramilitaires. En juin 1975, le gouvernement appliqua un ajustement économique brutal en doublant les prix, ce qui suscita une grande mobilisation sociale. Les organisations politiques (péronistes et non-péronistes) se radicalisèrent. On sentait déjà l’atmosphère putschiste du 24 mars 1976.

Quelles furent vos conditions de détention ? Après le coup d’État, les militaires firent de la prison de Coronda – une localité du nord de la province de Santa Fe (120 km au nord de Rosario) – un « laboratoire » de destruction physique et psychologique des détenus, qui devait être appliquée à d’autres prisons. Elle était dirigée par la Gendarmerie nationale (un appendice de l’armée, connu pour sa brutalité). Ce régime nous isolait du monde extérieur : 23 heures d’enfermement dans une cellule de 2,50 m. sur 3,50 m. Tout était interdit : pas de lecture, pas d’activité physique, interdiction de parler, de siffler ou de chanter dans les cellules. On nous châtiait arbitrairement. Nous perdions le droit aux visites (15 minutes, tous les 45 jours, à travers des vitres et sans contact physique avec nos familles). Ils voulaient nous détruire psychologiquement et politiquement, afin que les 1153 prisonniers de Coronda, ne recommencent pas à militer. Ils ont échoué !

Comment les détenus se sont-ils organisés ? L’unité fut la clé de la résistance. Dans le quartier nº 5 (les « irrécupérables »), nous avons formé une « troïka » composée des Montoneros [Guérilla de gauche, se réclamant du péronisme Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT) : parti marxiste, sa branche militaire était l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP)], du PRT-ERP et de Poder Obrero [organisation socialiste révolutionnaire]. Nous menions ensemble toutes les actions de résistance, dont la communication. Nous avons inventé un petit instrument, le « périscope », pour regarder sous la porte de nos cellules afin de contrôler les mouvements des gardiens. Ainsi, nous parlions par les fenêtres ou par les tuyaux des WC, nous faisions de la gymnastique, nous chantions, nous riions. Cela permit de rompre l’isolement auquel les militaires nous avaient condamnés. Le directeur de la prison m’avait dit : « Vous sortirez d’ici fous ou morts. » Notre livre répond à cette menace : Ni fous, ni morts… et la majorité d’entre nous continuent à militer en faveur d’un autre monde possible !

Comment est-il possible que les chefs de la prison de Coronda aient été jugés et condamnés ? En 2003, à l’initiative du président Nestor Kirchner, le parlement annula les lois d’auto-amnistie promulguées après la chute de la dictature, ce qui permit la reprise des jugements pour crimes contre l’humanité. Ainsi, les deux commandants de gendarmerie ayant dirigé la prison de Coronda ont été condamnés en 2018 à 22 et 17 ans de prison pour crimes contre l’humanité et pour les quatre morts survenues à Coronda. 

Propos recueillis par Hans-Peter Renk

Couverture du livre, “Ni fous ni morts”
Collectif (El Periscopio), Ni fous, ni morts : prisonniers politiques sous la dictature argentine, Coronda, 1974-1979, Vevey, Ed. de l’Aire, 2020