Face aux manifestations de masse, le régime kleptocrate panique
Depuis le 23 janvier 2021, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de 140 villes en soutien à Alexeï Navalny, empoisonné par les services secrets russes, soigné en Allemagne et arrêté à son retour dans le pays.
Une mobilisation d’une telle ampleur est un phénomène inédit pour la Russie – les grands mouvements de protestation étant largement concentrés sur la capitale. D’après les observateurs·rices, ce n’est pas seulement la défense de l’opposant qui a fait sortir les gens, mais aussi et surtout la colère vis-à-vis de l’arbitraire judiciaire et de l’impunité policière, ainsi qu’un profond ressentiment contre les élites noyées dans la corruption.
La répression est également inédite : en quelques jours, plus de 11 000 personnes ont été arrêtées. À Moscou, les lieux de détention et les tribunaux sont engorgés. Le pouvoir se sent menacé et affaibli. Il devient, de ce fait, encore plus brutal. Depuis deux semaines, l’armée et la police encerclent les rues centrales des grandes villes et y bloquent la circulation chaque week-end, par peur de nouvelles mobilisations. Décidément, le régime ne cherche plus à convaincre, mais à effrayer toutes celles et ceux qui commencent à douter de sa légitimité.
L’affaire Navalny
Comment Alexeï Navalny, blogueur anti-corruption, a-t-il pu acquérir une telle stature menant des centaines des milliers des Russes à suivre son appel ? En août 2020, il avait miraculeusement échappé à un empoisonnement orchestré par le FSB (les services secrets russes, chargés de la sécurité intérieure), passant trois semaines dans le coma dans un hôpital allemand. Le Kremlin étant dans le déni, la réponse de Poutine fut particulièrement cynique : « Qui a besoin de lui ? Si on avait voulu l’assassiner, on y serait parvenus. » La tentative d’assassinat prouve cependant que Navalny est pris très au sérieux. Appuyé par des médias d’investigation, il avait lancé sa propre enquête. L’opération ratée a été mise à nu, les services secrets russes se sont humiliés retrouvés publiquement. Le blogueur est ainsi devenu leur ennemi personnel.
Arrêté à sa descente d’avion, condamné à trois ans et demi d’emprisonnement pour s’être soustrait à un contrôle judiciaire alors qu’il était hospitalisé, Navalny est visé par d’autres enquêtes pour diffamation et escroquerie. Il est cependant clair que ces poursuites sont uniquement liées à son activité politique.
Selon la nouvelle Constitution conçue sur mesure, Poutine peut désormais régner au moins jusqu’en 2036. Pourtant, la confiance à son égard ne cesse de chuter et sa réélection en 2024 parait improbable. Pour y remédier, le parlement prépare déjà tout un arsenal de mesures répressives. Des lois visant à étouffer les voix dissidentes sont adoptées en masse. Cerise sur le gâteau : Poutine a signé une loi lui garantissant l’immunité éternelle une fois ses mandats achevés.
« Mais, le roi est nu ! »
Cette frénésie législative et cet acharnement contre Navalny ont une origine supplémentaire. En janvier dernier, son équipe a publié une enquête qui brise le tabou sur la fortune personnelle et le patrimoine du président, en l’exposant au regard de toutes et tous. Ce film, vu 110 millions de fois sur YouTube, montre un domaine grand comme 39 fois la Principauté de Monaco, situé dans une zone d’exclusion aérienne. C’est une véritable ville avec des vignobles, un port, une église, un stade de hockey, un parc à huîtres, un héliport et, bien sûr, un gigantesque palais avec un casino et un théâtre, le tout dégoulinant de dorures tapageuses.
Ce spectacle de corruption démesurée nourrit la colère populaire, surtout au moment où la pandémie creuse encore plus les inégalités. Et si ces images montrent bien la mégalomanie de Poutine, elles exposent également son étroitesse d’esprit, son mauvais goût et son mode de vie pathétique. Le mépris du peuple est dangereux pour un autocrate vieillissant, toute sa popularité étant construite autour d’une image de surhomme. Dans cette enquête, Poutine apparaît au contraire comme un homme ordinaire et banal, embourbé dans sa richesse et prisonnier de son propre système construit sur les secrets et les basses besognes. Au vu du nombre de personnes sorties manifester en Russie, en plein hiver, il semblerait que tourner l’autocrate en dérision est l’un des meilleurs outils pour combattre la peur et le froid.
Malgré les convictions politiques libérales et pro-capitalistes de Navalny ainsi que ses prises de position ouvertement nationalistes par le passé, la gauche anti-autoritaire russe avait soutenu massivement la mobilisation populaire. Il s’agit pour elle d’être aux côtés des militant·e·s pour la dignité et de soutenir les aspirations de celles et ceux qui se révoltent contre l’injustice, la misère et l’impunité du pouvoir mafieux.
Des militant·e·s de gauche de plus de trente pays à travers le monde, dont le mouvement solidaritéS, dans cette longue liste des organisations, ont exigé la libération immédiate de Navalny et de tou·te·s les prisonnièrs·ères politiques en Russie.
Adelaïde Pougatchiova