« Islamo-gauchisme » : offensive idéologique

Le débat autour de l’« islamo-gauchisme » peut sembler n’être qu’une polémique parmi d’autres. Pourtant cette expression et son usage par des membres du gouvernement sont révélatrices de plusieurs processus profonds de la société française.

Frédérique Vidal, ministre française de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation
Frédérique Vidal, ministre française de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation

La demande d’une enquête sur la présence de l’« islamo-gauchisme » au sein de la recherche universitaire par Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation au sein du gouvernement Macron, a fait naitre un profond débat. Depuis, sondages et tribunes se succèdent dans les médias. L’importance donnée à ce débat, au moment où le corps estudiantin souffre terriblement de la crise liée à la pandémie, sent fort la poudre de perlimpinpin, mais intéressons-nous y. 

Pour démêler cette polémique, arrêtons-nous d’abord sur le mot. « Islamo-gauchisme » rassemble deux termes : l’islamisme et le gauchisme. Cette construction en mot composé rappelle celle du « judéo-bolchévisme », utilisée par les milieux antisémites anticommunistes. Sans rentrer dans une comparaison historique, l’objectif est ici le même : cette expression est prononcée sur le ton d’une insulte, discréditant l’adversaire. Le fait que ces mots soient utilisés par des membres du gouvernement français s’inscrit dans le contexte actuel d’une appropriation du langage et des thèmes d’extrême droite par La République En Marche. Darmanin, le ministre de l’Intérieur, vient en effet de qualifier de « trop mou » le programme de Marine Le Pen.

Savoir et universalisme

Sur le fond ensuite, cette polémique pose la question du lien entre recherche universitaire et État. Si Vidal demande cette enquête, c’est parce que le milieu universitaire ne serait pas assez objectif, qu’il serait tombé dans une opinion subjective militante. On pourrait rétorquer que le fait qu’un État s’immisce de façon aussi polémique dans les recherches constitue en soi une mise à mal de l’objectivité de la science. Il est évidemment important qu’une recherche se base sur une étude sérieuse, sur des preuves et des arguments solides. Mais ce n’est pas ce qui est reproché aux travaux universitaires taxés d’« islamo-­gauchisme ». 

Par « objectivité » est en fait sous-entendue l’exigence que la recherche ne soit pas orientée par des idéologies. Or cette exigence est tronquée car elle part d’une position qui ne voit de l’idéologie que quand cette dernière est critique. C’est une objectivité aveugle à l’idéologie dominante. En effet, on ne reprochera jamais à un économiste une étude partant de prémices néo-libérales ou à un historien un travail reproduisant des normes propres à l’appréhension occidentale l’histoire. 

Derrière la notion d’objectivité, résonne une notion qui est au cœur des débats qui traversent la société française : l’universalisme. Le problème, pour la ministre, serait que la recherche aurait abandonné sa quête de savoir universel pour ne plus produire que des connaissances situées et divisées par groupes. Les soutiens de Vidal au sein du milieu universitaire sont ceux-là même qui s’attaquent depuis plusieurs années aux concepts d’intersectionnalité et d’identité. Si ces derniers prêtent à débat, ce qui est problématique, c’est leur rejet brutal au nom d’une vision universaliste unidimensionnelle de la société qui n’est, elle, pas questionnée. 

Réaction islamophobe

L’expression d’« islamo-gauchisme » constitue enfin une réaction de ceux et celles qui se sont vu·e·s qualifier d’islamophobes du fait de leurs points de vue sur différents objets (le voile pour ne citer que l’exemple le plus évident). Cette insulte est à la fois une défense et une attaque contre les collectifs luttant contre l’islamophobie. Ce dernier coup porté s’inscrit dans l’offensive idéologique actuelle, visible notamment dans la récente loi contre le séparatisme. 

Cette polémique s’inscrit donc pleinement dans les tensions actuelles en France et la large diffusion d’un racisme et d’une islamophobie systémique. Car derrière les soutiens, c’est bien à nouveau les personnes musulmanes qui se trouvent jetés en pâture dans les médias. 

Pierre Raboud

historique de cette expression

Il serait difficile de déceler la première utilisation de cette expression. Une de ses premières occurrences revendiquées se situe chez le politologue Tagueieff, en 2002. Dans un livre sur la nouvelle judéophobie, il cherche à discréditer les milieux de gauche altermondialistes qui soutiennent la Palestine. L’auteur avait alors rejoint la Fondation du 2-Mars, un projet souverainiste et patriotique sous l’égide de Chevènement.

Depuis, l’expression a fait florès et se retrouve tant sur les réseaux sociaux d’extrême droite que dans la bouche de membres du gouvernement, voire de la gauche dite républicaine.

C’est un exemple probant de la façon dont un terme polémique se diffuse médiatiquement au point de finir par donner l’impression de définir une réalité objective.