Chine

Une bourgeoisie sans pouvoir politique

Cette année marque les 100 ans de la création du Parti communiste chinois. Le développement économique et politique de la Chine à partir de la phase des quatre modernisations initiée par les successeurs de Mao Tse-toung n’a cessé de surprendre. Le nouvel horizon fixé par la direction de Xi Jinping de devenir la première puissance mondiale économique, technologique et militaire va-t-il se réaliser ? Quelles sont les contradictions que le régime chinois va affronter dans cette perspective ?

Image d'un soldat de l'armée chinoise lors de la cérémonie annuelle de Taobao, 2019
Cérémonie annuelle de Taobao, site de vente en ligne appartenant au groupe Alibaba, 2009

La proclamation de la République populaire de Chine (RPC) le 1er octobre 1949 met fin à une longue période de guerre contre l’invasion par l’impérialisme japonais et à une guerre civile contre les forces du Kuomintang de Chiang Kaï-chek, qui se sont repliées sur l’île de Formose. La Chine est alors un pays détruit par ce conflit et appauvri par plus d’un siècle de pillage par l’impérialisme anglais.

Le régime dirigé par Mao Tse-toung et le Parti communiste chinois (PCC) s’inspire au départ très fortement du modèle soviétique. Mais Staline va aider modérément cet allié encombrant. Déjà, la volonté d’indépendance de la Chine se traduira sur le plan international par sa participation au mouvement des pays « non alignés », qui se présentait comme une troisième voie pour les nouveaux pays issus des luttes d’indépendance, en dehors des deux grands blocs politiques.

L’échec du « grand bond en avant »

Après une période d’industrialisation lourde et de collectivisation des terres sur le modèle de l’URSS, Mao va proposer un nouveau cours, appelé « le grand bond en avant », pour développer une industrie légère dans l’ensemble du pays et réformer l’agriculture dans les « communes populaires », afin de « rattraper l’Angleterre en quinze ans ». La situation intérieure va devenir très difficile, car l’augmentation de la production agricole ne suit pas la croissance importante de la population. L’opération, dirigée de manière bureaucratique, sera un grave échec aussi bien sur le plan industriel (la production est inutilisable) que sur le plan alimentaire. De sévères famines ont fait des dizaines de millions de victimes. Mao est discrédité et doit laisser les commandes du PCC à Liu Shaoqi et Deng Xiaoping.

Révolutionculturelle?

Pour revenir à la direction, Mao va déclencher un vaste mouvement dans la jeunesse étudiante, en critiquant les dirigeants en place. Les aspirations égalitaires de cette contestation déboucheront sur la Révolution culturelle en 1966. Ce mouvement de masse va permettre à Mao de liquider impitoyablement ses adversaires. Les purges massives qui accompagneront cette reprise en main par la fraction maoïste du PCC, ainsi que le déplacement de millions de jeunes vers les campagnes, vont provoquer un nouveau désastre économique et social. Le pays est exsangue, déchiré et meurtri. Mao va tenter de chercher l’aide nécessaire au redressement de la Chine et la sortir de son isolement. Après la rupture politique avec l’URSS en 1960, présentée comme l’ennemi principal et comme « social-impérialiste », Mao va chercher un appui du côté étasunien. Le président Richard Nixon sera invité en 1972.

Une nouvelle orientation

À la mort de Mao en septembre 1976, une nouvelle lutte pour le contrôle du pouvoir et de l’appareil du PCC va opposer la fraction maoïste (« la bande des quatre ») à la fraction de Deng Xiaoping. La victoire de ce dernier reflète la volonté de la majorité de la bureaucratie de mettre fin à 12 ans d’incertitudes et de conflits. Ce besoin de stabilité est aussi largement répandu dans la population. Sous le slogan « enrichissez-vous », le projet décrit comme celui des quatre modernisations permet au PCC d’adresser un double message. Sur le plan intérieur, il signifie une volonté d’améliorer sensiblement le niveau de vie. L’enrichissement est bien sûr très relatif, vu l’état de pauvreté dans lequel se trouve la société après tous les errements de la Révolution culturelle. Pour l’appareil du PCC, le besoin de stabilité après les purges massives est aussi salutaire. Sur le plan extérieur, Deng s’adresse au capital international pour lui offrir une stabilité pour ses futurs investissements et pour l’exploitation de la force de travail chinoise, dont la population active va presque doubler en 30 ans, passant de 580 millions de personnes à plus d’un milliard en 2011. 

La tournée de Deng aux États-Unis en 1978 est un appel aux capitalistes américains. La Chine peut devenir l’atelier du monde, les conditions pour y faire des profits sont exceptionnelles.

Une nouvelle vague d’industrialisation va permettre de moderniser l’appareil de production, d’augmenter progressivement le niveau de vie – surtout dans les zones urbaines – et d’amorcer l’intégration de la Chine au capitalisme international. La création de zones franches facilite les investissements étrangers. Cette période va aussi bénéficier à l’agriculture, dont la production va augmenter de 11 % par an entre 1979 et 1984, alors que cette croissance n’était que de 3 % de 1953 à 1978.

Le capitalisme sous contrôle complet du PCC

Néanmoins, le contrôle de l’appareil du PCC ne se relâchera pas. Les entreprises privées comme les entreprises d’État sont sous son contrôle strict. En dernière instance, les investissements se font sur décision ultime du PCC, qui choisit les compagnies étrangères et leur implantation dans le pays. Ce n’est pas un capitalisme d’État, car si la majorité des entreprises sont au départ publiques, des privatisations et restructurations vont vite développer le secteur privé. La bureaucratie du PCC est une couche sociale séparée du prolétariat ouvrier et agricole, séparée aussi de la nouvelle bourgeoisie naissante. L’appareil du PCC a sa propre structure, qui double toutes les instances de l’État, des entreprises et de l’armée. Ses intérêts propres sont les seuls guides de toute cette évolution. 

Le PCC n’hésite pas à réprimer les rangs des capitalistes chinois·e·s, y compris parmi les plus influent·e·s, comme Jack Ma, le tout-puissant patron d’Alibaba, mis à l’écart fin 2020. Le PCC tolère les milliardaires (150 d’entre eux·elles siègent à l’assemblée nationale populaire) pourvu qu’ils et elles se soumettent à son orientation. C’est une organisation très différente des pays capitalistes, qui est parfois mal comprise. Il ne suffit pas d’avoir des capitalistes, un secteur privé important, un mode de production marchand et un processus d’accumulation privé. Le pouvoir de classe des orientations fondamentales de la société chinoise n’est pas dans les mains des capitalistes, pas plus qu’il ne l’est dans celles du prolétariat malgré les références au « communisme ».

Refus des réformes démocratiques

Cette mainmise indiscutable sera confirmée en 1989, lorsque la mobilisation étudiante débouche sur une confrontation à Pékin. Devant la volonté des contestataires de mettre fin au monopole politique du PCC par des revendications démocratiques, Deng choisit finalement l’option de la répression et l’écrasement du mouvement. Le message est limpide : le développement économique ne sera accompagné d’aucune concession politique. L’autonomie des entreprises publiques et privées restera donc très relatif. Les dirigeants du PCC ne suivront pas le chemin de l’URSS et de ses satellites, où une partie des apparatchiks vont se reconvertir en capitalistes et privatiser l’ensemble de l’économie. En Chine, le rôle dirigeant du PCC sera toujours maintenu, sa bureaucratie gigantesque (le PCC compte plus de 90 millions de membres) reste seule aux commandes. La reprise en main de Hong Kong illustre aussi cette orientation.

Le capitalisme international ne fera pas la fine bouche sur les droits démocratiques et continuera à investir massivement dans les sociétés chinoises. Cette évolution sera consacrée par l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, après plusieurs oppositions étasuniennes.

Une nouvelle classe super-riche

Une nouvelle bourgeoisie chinoise est née du processus d’accumulation, créant l’une des sociétés les plus inégalitaires au monde. 1 % de la population y détient 33 % des richesses. La Chine compte 609 milliardaires en dollars, les États-Unis seulement 552. Les 209 membres les plus riches du parlement détiennent une valeur équivalent à 4 % du PIB.

L’intégration de la Chine à la mondialisation va créer une double dépendance de la première puissance mondiale. La balance des paiements des USA devient de plus en plus déficitaire, ce qui permet à la Chine d’accumuler des montagnes de devises américaines et de devenir une puissance financière. Pékin va acheter massivement des obligations étasuniennes et financer ainsi le déficit de Washington. Car jusqu’à présent la Chine a surtout été perçue comme un partenaire commercial et un marché gigantesque des plus intéressants pour une gamme de produits à haute valeur ajoutée. Par exemple, elle est le premier marché mondial pour l’automobile.

Première puissance mondiale ?

L’arrivée d’une nouvelle direction va changer quelque peu la situation. La crise économique et financière de 2008–2009 et la bonne résistance de l’économie chinoise ont modifié les rapports de force en Asie-Pacifique. La nouvelle direction de Xi Jinping vise clairement à faire de son pays la première puissance mondiale par le développement des « nouvelles routes de la soie » et l’objectif « Made in China 2025 ». 

La paix sociale reste dépendante de la croissance économique et de l’amélioration du niveau de vie des couches les plus pauvres, encore très nombreuses dans les campagnes et les régions périphériques. Le PCC demeure donc tributaire pour l’instant de son imbrication dans le marché mondial. Une nouvelle grande crise économique ou financière pourrait fragiliser l’édifice social intérieur. Le monde du travail a aussi exprimé son insatisfaction lors de nombreux mouvements de grève. Le rapide vieillissement de la population entraînera de nouvelles tensions.

La crise écologique est très présente dans beaucoup de régions du pays et représente un possible facteur de contestation dans les zones urbaines, car les conditions de vie se sont dégradées. Cette situation pousse les dirigeants à investir massivement dans de nouvelles technologies plus « propres », qui leur ouvriraient aussi des marchés internationaux. Mais l’effort pour réformer un appareil de production très polluant et friand des ressources fossiles est énorme. Cela se justifie aussi pour réduire la dépendance énergétique des importations. Pour l’instant, l’expression d’un mouvement de masse en faveur de la justice climatique paraît difficile à envisager. Mais une détérioration de la situation écologique pourrait lancer des protestations, qui deviendraient vite incontrôlables pour la bureaucratie du PCC.

José Sanchez