Livres en lutte pour l’été
L’espace du continuum colonial français
Dans cet ouvrage paru aux éditions des Premiers matins de novembre (en référence aux débuts de la révolution algérienne), Léopold Lambert analyse la manière dont l’État d’urgence a été mobilisé par l’État colonial français pour réprimer aussi bien la Révolution algérienne (1954-1962) et l’insurrection indépendantiste au Kanaky (1984-1988), que le soulèvement des habitant·e·s des quartiers populaires français en 2005. Pour cet architecte, fondateur et rédacteur en chef de la revue The Funambulist, ces trois « espaces-temps » peuvent être compris au sein d’un même espace conceptuel, celui du continuum colonial français.
Ainsi, écrit-il, il s’agit de comparer « (l’instrumentalisation) de l’espace par la puissance coloniale dans différentes géographies à différents moments historiques ». Loin d’aplatir la spécificité de ces espaces et des luttes qui les animent, il s’agit ici de montrer la manière dont ils s’inscrivent au sein d’un même espace de déshumanisation et de répression coloniale. Cette approche conceptuelle délivre alors sa dimension politique : rapprocher – et par là construire des solidarités – entre des contestations que le pouvoir colonial s’attache à séparer. AE
Léopold Lambert, États d’urgence. Une histoire spatiale du continuum colonial français, Premiers matins de novembre, Toulouse, 2021
Une femme de chambre romande au début du 20e siècle
Née à Cheyres en 1907, Madeleine Lamouille a travaillé de 1929 à 1937 comme femme de chambre dans des familles bourgeoises romandes. Dans les années 1970, elle se raconte à l’écrivain Luc Weibel, le petit-fils d’une famille genevoise pour laquelle elle a travaillé. De ces conversations naît le livre Pipes de terre et pipes de porcelaine, publié en 1978 et réédité en 2021 avec une préface de Michelle Perrot. Les temps de l’enfance, la faim au ventre, dans les années 1900, puis l’adolescence dans une « manufacture-internat » ; l’engagement, surtout, comme femme de chambre dans une famille de l’aristocratie vaudoise, puis dans une maison bourgeoise de Genève.
À la campagne comme à la ville, bonnes et cuisinières sont des « pipes de terre » quand leurs maîtres seraient de « porcelaine ». Mais si Madeleine Lamouille connaît sa place auprès de « Monsieur » et de « Madame », elle sait se faire entendre pour obtenir un minimum de considération. Presque un siècle après, ce récit révoltant d’actualité esquisse une des facettes de l’exploitation domestique.
Note de l’éditrice adaptée par la rédaction
Madeleine Lamouille, Pipes de terre et pipes de porcelaine. Souvenirs d’une femme de chambre en Suisse romande 1920–1940, Éditions Zoé, Genève, [1978] 2021.
Armez-vous jusqu’aux dents
Après avoir enquêté aux côtés de Julien Brygo sur l’utilité et la nuisance sociale des « boulots de merde », Olivier Cyran s’attaque cette fois-ci à nos dents, ou plus exactement au système qui veut leur faire la peau, en particulier si on a le malheur d’appartenir aux classes les plus précaires. En mêlant témoignages, informations historiques et reportage social, avec la pointe d’humour et la richesse des chiffres et des données qui le caractérisent, Olivier Cyran propose un ouvrage destiné à « chatouiller les dents et ceux qui font leur beurre avec ».
Il montre en effet que les dents sont un enjeu politique, qu’il faut de tout urgence aborder sous l’angle éminemment social et structurel, plutôt que par la prévention et la culpabilisation individuelles comme c’est le cas depuis des années. Si l’analyse concerne principalement le système de santé français, ses conclusions et des propositions pour « reconquérir notre pouvoir de mordre » s’appliquent néanmoins à nous toutes et tous. GK
Olivier Cyran, Sur les dents. Ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale, Éditions La Découverte, Paris, 2021.
Abolir le système pénal
Gwénola Ricordeau présente ici les textes de trois auteurs·rices centraux·ales de la première vague de l’abolitionnisme pénal : les criminologues critiques Nils Christie et Louk Hulsman, et la militante Ruth Morris. Plus précisément, il s’agit de leur première traduction française, que l’autrice introduit et discute.
À l’heure où les mobilisations antiracistes ont actualisé la proposition d’abolition de la police et où les mouvements anticarcéraux se reconstruisent, la parution de cet ouvrage est bienvenue, en ce qu’il permet d’élargir nos réflexions théoriques et politiques. Les abolitionnistes ne s’opposent ainsi pas uniquement à la police et à la prison, mais au système pénal dans son ensemble, défini comme « les institutions (forces de police, tribunaux et prisons) chargées de sanctionner ce que le droit (pénal) qualifie d’‹ infractions › (contraventions, délits, et crimes) ». Contre cette institution répressive, qui vise essentiellement les fractions précarisées et non blanches des classes populaires, il s’agit de repenser la manière dont nos sociétés gèrent les violences et les conflits. AE
Gwénola Ricordeau avec Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris, Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal, Grevis, Caen, 2021.
Trois fables d’animaux inhumaines
Ce court livre est composé de trois récits de faits réels. Dans le premier, un petit chien vivant est soumis à une expérience « scientifique » devant les étudiants hilares d’une université londonienne au début du 20e siècle. Grâce à deux femmes présentes, le petit chien ne sera pas oublié comme tant d’autres et une statue sera érigée à sa mémoire. Statue que le même camp politique qui se scandalise aujourd’hui du retrait de statues d’hommes dont les actions représentent un crachat sur les opprimé·e·s s’empressera d’abattre.
Ensuite, l’enlèvement d’un bébé macaque rendu aveugle dans un laboratoire de recherche californien par le Front de libération animale en 1985, qui interroge sur l’utilisation de la violence. Enfin, l’évasion d’une vache d’une bétaillère à Charleville-Mézières en 2014 montre l’hypocrisie de notre société face à l’abattage de masse.
Dans un style ample qui laisse poindre une certaine opiniâtreté, les sorts de ces trois animaux non humains deviennent des fables sur le rapport de nos sociétés capitalistes à la nature. NW
Joseph Andras, Ainsi nous leur faisons la guerre, Actes Sud, Arles, 2021.
La révolution culturelle de l’intérieur
Attirée par la révolution culturelle maoïste, Annette Wieviorka va avoir un privilège rare, celui de vivre ce mouvement directement en Chine.
Engagée comme institutrice, elle va partir avec son mari et son fils en 1974 pour travailler à Canton dans un institut. Sur place, elle va rapidement déchanter. Les « soldats de Mao » s’aperçoivent, dans leur vie quotidienne et durant les visites guidées, que la réalité ne correspond pas à la situation décrite par la propagande officielle.
Écrit 50 ans après son expérience, son témoignage est plus un cri du cœur qu’une analyse politique. Pour une partie de la jeunesse révoltée des années 60, le modèle chinois semblait la voie à suivre, aveuglément. Le retour à la réalité fut aussi brutal que le régime.
Durant son dernier voyage en Chine en mars 2019, le campus où elle avait vécu était devenu méconnaissable. Bâtiments et bibliothèques modernes, étudiant·e·s élégamment vêtu·e·s, l’exact opposé du modèle maoïste. Roman noir des années rouges, ce récit représente une variante des « illusions perdues ». JS
Annette Wieviorka, Mes années chinoises, Éditions Stock, Paris, 2021.
La fille de Marx et la Commune
Les auteurs de ce livre ont fait la découverte du journal de Jenny, la fille de Karl Marx, qui retrace un voyage qu’elle fait avec son père du 3 au 20 avril 1871 au cœur de la capitale française. C’est en effet durant les événements de la Commune de Paris que le révolutionnaire et sa fille traversent la Manche pour aller à la rencontre des principaux·ales protagonistes de cette grande révolution.
Jenny y raconte les rencontres avec des communard·e·s et les intenses discussions entre Karl et ses ami·e·s français·es. Elle relate non seulement les arguments échangés, mais fait également une description des différent·e·s acteurs·trices, de leur apparence ou encore de leur caractère. La fille aînée de Karl Marx nous fait découvrir un homme – son père – plus intéressé à apprendre des évènements de la Commune qu’à donner des leçons.
Bien que nous aimerions que les faits relatés, et ce journal, aient vraiment existé, il ne s’agit que d’une œuvre de « politique–fiction ». Mais si ces rencontres entre Karl Marx, sa fille et certain·e·s protagonistes dans le Paris insurgé sont imaginaires, parfois anachroniques, elles permettent de présenter les idées, les doctrines de ce temps et de les analyser. JT
Michael Löwy, Olivier Besancenot, Marx à Paris. Le cahier Bleu de Jenny, Éditions Manifeste, Paris, 2021.
Des vieux classiques pour penser l’actualité
Nous devons nous réjouir de l’initiative de la librairie La Brèche de commencer à rééditer de vieux classiques, hier encore introuvables, ou d’éditer des documents inédits. C’est le cas de ce petit livre d’Ernest Mandel sur la révolution allemande. Ce livre recueille trois conférences données par l’auteur en 1976 devant les cadres de la Ligue Communiste Révolutionnaire française.
Avec un langage plein d’intonations, ces trois conférences sont un récit passionnant dans lequel Mandel va à l’essentiel. On sent la volonté de transmettre cette expérience unique du mouvement ouvrier européen aux nouvelles générations. Au fil des pages, Mandel aborde les événements et ses protagonistes, leurs choix politiques et leurs conséquences, ainsi que les points forts de ces choix. Il fait aussi une analyse détaillée des rapports de force en jeu, ainsi que des structures d’organisation dont se dote la classe ouvrière, comme les conseils ouvriers qui sont un élément clé dans la révolution allemande comme forme d’organisation et de contre-pouvoir face à l’État bourgeois.
Tous ces éléments font de ce livre une lecture incontournable pour toute organisation anticapitaliste militante désireuse de renverser le système actuel. JT
Ernest Mandel, La révolution allemande. Trois conférences, Éditions La Brèche, Paris, 2021.