La terre brûle et se noie

Les catastrophes climatiques qui se multiplient partout sur le globe sont la conséquence d’un réchauffement de 1,1 à 1,2 °C « à peine » par rapport à l’ère préindustrielle. De la lecture du rapport spécial 1,5 °C du GIEC, on conclura que tout, absolument tout, doit être mis en œuvre pour que la Terre reste bien en dessous de ce niveau de réchauffement.

La chaise de la place des Nations en feu
Action sur la chaise des Nations en fin de manifestation « La planète brûle, on attend quoi ? », Genève, 22 octobre 2021

Augmentation des énergies renouvelables … et des émissions

Pourquoi y a-t-il à la fois plus de renouvelables et plus d’émissions fossiles ? Parce que les renouvelables ne remplacent pas les fossiles : ils couvrent seulement une part croissante de la consommation énergétique globale. Celle-ci continue de gonfler au rythme de l’accumulation du capital. La numérisation croissante et la complexification des chaînes de valeur internationales, notamment, sont deux dynamiques très énergivores. La politique climatique bourgeoise a donc deux faces, comme Janus.

Côté cour, les gouvernements capitalistes rivalisent de belles déclarations sur la « transition énergétique » et la « neutralité carbone inspirée par la meilleure science ». Mais leurs engagements visent plus à favoriser les entreprises qui se ruent sur le marché des technologies vertes qu’à sauver le climat. C’est pourquoi, côté jardin, ces mêmes gouvernements appuient sur le frein de la « transition » chaque fois que le maintien de la croissance du PIB le nécessite. La loi du profit passe donc avant les lois de « la meilleure science » physique. C’est ce que les tensions sur l’approvisionnement énergétique en Chine ont mis en pleine lumière.

Le vrai visage de la « neutralité carbone » et des « green deals »

Un scénario complètement insensé se cache sous cette stratégie : le scénario du « dépassement temporaire ». Il consiste à laisser le mercure filer au-dessus du 1,5 °C en pariant que « La Science », plus tard, refroidira la Terre à coups de « technologies à émissions négatives » (TEN).

Or :

  1. ces TEN n’existent pour la plupart qu’au stade du prototype ou de la démonstration ;
  2. nous sommes très près du point de bascule de la calotte groenlandaise – qui contient assez de glace pour faire monter le niveau des océans de 7 mètres ;
  3. par conséquent, à supposer que les TEN fonctionnent, il est bien possible qu’elles soient déployées après qu’un processus massif de dislocation des glaces aura déjà commencé. Dans ce cas, on ne pourra que constater les dégâts : le dépassement « temporaire » aura entraîné un cataclysme permanent …

Politiques de marché, désastre social et écologique assuré

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a un plan, d’autres ont des plans … mais il n’est pas question de planification ! Tabou ! Néolibéralisme oblige, le marché est censé coordonner la « transition » à la « neutralité carbone » par des taxes, des incitants et une généralisation du système des droits d’émission échangeables. L’Union européenne est en première ligne avec son plan « Fit for 55 ». Pionnière dans la mise en œuvre des droits de polluer au niveau de ses grands secteurs industriels, l’Union les étendra aux domaines de la construction, de l’agriculture et de la mobilité.

Réduire les émissions de 52 ou de 55 %, c’est mieux que rien, dira-t-on. Sans doute mais, contrairement à ce qu’affirment même certains spécialistes, des plans comme « Fit for 55 » ne vont pas « dans la bonne direction ».

Climatiquement, ils ne nous mettent pas sur le chemin à suivre pour rester sous 1,5 °C de réchauffement : il y a un écart significatif entre le chemin vers 55 % et le chemin vers 65 % de réduction en 2030, et cet écart ne pourra pas être rattrapé par la suite, car le CO₂ correspondant à cet écart se sera accumulé dans l’atmosphère.

Socialement, des plans comme « Fit for 55 » ne vont pas dans la bonne direction non plus car ils impliquent une accentuation des mécanismes coloniaux de domination, de la marchandisation de la nature et des politiques néolibérales sur le dos des classes populaires.
Or, nous n’avons plus le temps de faire la moindre erreur. Pour « aller dans la bonne direction », il faut mettre le cap sur le bon objectif dès le premier pas.

L’espoir est dans les luttes

Une alternative est nécessaire, donc un programme de revendications. Il n’existe pas clé sur porte, à nous de l’élaborer pas à pas, à partir du mouvement réel. Pour ce faire, nous ne devons pas partir du niveau de conscience des classes populaires mais nous focaliser en premier lieu sur le besoin d’une réponse globale cohérente à la situation objective diagnostiquée par la physique du climat. En bref : il faut un plan pour rester sous 1,5 °C de réchauffement en laissant les fossiles dans le sol, sans dépassement temporaire, sans compensation carbone et sans compensation de biodiversité ; un plan qui exclut les technologies dangereuses comme la BECCS (captage et stockage du carbone) et le nucléaire ; un plan qui développe la démocratie, propage la paix, respecte la justice sociale et climatique (principe des responsabilités et des capacités différenciées) ; un plan qui renforce le secteur public et fait payer le 1 % ; un plan pour produire moins, transporter moins et partager plus – le travail, les richesses et les ressources.

Ce plan doit supprimer les productions inutiles et nuisibles tout en assurant la reconversion collective des travailleuses et travailleurs dans des activités utiles, sans perte de salaire ; il doit notamment nous sortir de l’agrobusiness et de l’industrie de la viande, organiser le passage à l’agroécologie. C’est évidemment d’un plan anticapitaliste qu’il s’agit. Mais sa force est d’être vital, au sens littéral du terme : il est indispensable au sauvetage de la vie.

Inutile de se voiler la face : nous sommes loin d’un tel plan aujourd’hui. Il faudra beaucoup de détermination, de patience et de courage pour convaincre, en remontant la pente des défaites subies par notre camp social. Les obstacles à surmonter sont terriblement nombreux. Dans une telle situation, le péril d’une désespérance de masse ne peut être écarté. Mais la sidération mélancolique ne résout rien. Comme disait Gramsci, on ne peut prévoir que la lutte, pas son issue. N’oublions pas les leçons terribles du 20e siècle : sous le capitalisme, le pire est toujours possible. Il faut donc le répéter sans cesse : seule la lutte collective peut inverser la tendance et il n’est jamais trop tard pour lutter. Certes, ce qui est perdu est perdu, les espèces disparues ne reviendront pas. Mais, si loin qu’on s’enfonce dans la catastrophe, la lutte pourra toujours rouvrir le chemin de l’espérance.

Les luttes convergent et se renforcent

Pour combattre, nous devons être conscients non seulement des terribles dangers mais aussi de ce qui peut renforcer l’alternative. Paradoxalement, l’ampleur même du danger peut nous renforcer, à condition d’y voir la possibilité du changement révolutionnaire nécessaire. La crise de légitimité vertigineuse du système et de ses représentants nous renforce : nous n’avons pas à respecter ces gens qui ont laissé la catastrophe écologique grandir sans rien faire, alors qu’ils étaient informés. Les diagnostics de la science du changement climatique nous renforcent : ils plaident objectivement en faveur d’un plan du type de celui qui est esquissé ci-dessus.

La mobilisation croissante de la jeunesse internationale nous renforce : elle se dresse contre la destruction du monde dans lequel elle devra vivre demain. La nouvelle vague féministe nous renforce : son combat contre les violences diffuse une culture du prendre-soin, aux antipodes de la chosification des êtres. La résistance admirable des peuples indigènes nous renforce : leur vision du monde peut nous aider à inventer d’autres relations avec la nature. Les combats des paysans nous renforcent : en disant non à l’agrobusiness ils concrétisent tous les jours des modes de production alternatifs.

Nous pouvons gagner le combat éthique, et soulever des montagnes. Il s’agit d’articuler, de faire converger les luttes contre toutes les exploitations et toutes les oppressions et de faire circuler les savoirs qui vont avec. Cette confluence est décisive. Elle seule peut mettre en branle un mouvement tellement massif qu’il permettra d’entrevoir à nouveau la possibilité concrète d’un changement de société profond, à la fois écologique, social, féministe et éthique. Dans le contexte ultra-défensif actuel, une puissante lame de fond sociétale sera sans doute indispensable pour que le monde du travail et ses organisations rompent le compromis productiviste avec la croissance capitaliste.

En tout cas, cette rupture est un enjeu majeur : on ne gagnera pas la bataille pour la Terre et la Vie si les productrices et les producteurs ne se soulèvent pas contre le productivisme. Il s’agit de préparer ce soulèvement. Par des discours et des revendications qui allient le rouge et le vert (notamment la réduction massive du temps de travail sans perte de salaire), mais cela ne suffit pas : il faut multiplier les initiatives concrètes de rapprochement, de mise en réseau entre gauches syndicales, écologiques, féministes, paysannes, indigènes, au niveau mondial.

Dans ce contexte, une attention particulière doit être attachée aux luttes de territoires contre les méga­projets productivistes, destructeurs de la nature et des gens. C’est là que le social et l’environnemental sont mis très concrètement au défi de surmonter les barrières que le capital dresse entre eux. Naomi Klein, dans son livre sur la crise climatique, a proposé de désigner ces luttes par le terme général de Blockadia. C’est dans le creuset de cette « Blockadia écologique », et dans sa convergence avec une « Blockadia sociale », du type Gilets jaunes, qu’émergera une alternative au rouleau compresseur du Capital : un projet écosocialiste pour vivre bien sur cette Terre, la laver des souillures du capital, et nous avec.

Daniel Tanuro
Extraits de l’introduction à l’ouvrage Luttes écologiques et sociales dans le monde. Le rouge s’allie au vert, sous la direction de Daniel Tanuro et Michael Löwy, Textuel, 2021. Écrit pour le site IVe Internationale et adapté par notre rédaction

VIENT DE PARAITRE
Couverture du livre Luttes écologiques et sociales dans le monde
Michael Löwy et Daniel Tanuro, Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le vert et le rouge, Paris, Textuel, octobre 2021, 304 pages