L’industrie de la viande martyrise aussi les humains

Le roman À la ligne raconte l’histoire d’un ouvrier intérimaire qui embauche dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons.

Un employé d'abattoir et des cadavres de vaches

Les végétarien·ne·s se font le plus souvent moquer : l’amour et le respect des animaux, l’antispécisme, le véganisme, ce serait de la sensiblerie ! On glose beaucoup à ce sujet en ce moment. Mais des humains qui travaillent sur les thoniers et dans les abattoirs, on en parle moins ! Les conditions de travail y sont atroces. 

Joseph Ponthus, après des études en littérature et en travail social, a été prof, journaliste et éducateur, puis a rejoint la Bretagne par amour, où il ne trouve pas de travail dans ses compétences.  Après des mois de chômage, il craque et accepte pas pour faire un reportage, encore moins préparer la révolution, non… pour les sous »), le seul boulot accessible : intérimaire dans l’agroalimentaire. De cette rude expérience, il a tiré un livre fascinant,  écrit comme un long poème, sans ponctuation, faisant jaillir l’humour dans les pires situations.

Premier emploi dans la production de poissons et crustacés, il est accablé par l’odeur (« de mort de rat crevé de vase de pisse et de mauvais vin »), le froid, les charges lourdes, la monotonie, les horaires de nuit, l’enfermement, la servitude, la souffrance corporelle : « nos dos pètent nos reins éclatent nos bras s’écartèlent». Il travaille aussi dans la crainte des accidents (« j’en serre des mains fauchées au vestiaire je vois des jambes de bois») et des incidents. Par exemple, quand l’horaire de son copain est déplacé au dernier moment, il n’a plus de covoiturage, pas d’autre moyen que de payer à ses frais un taxi pour arriver à l’usine. 

Mais le plus dur est à venir : l’abattoir. « C’est l’aboutissement le paradigme le résumé le symbole et même bien plus que ça de ce que peut être l’industrie agro alimentaire ».

Il est employé comme nettoyeur d’une chaîne de découpe : « La porte s’ouvre, du sang partout, du gras, des lambeaux de cochon» ; « Des morceaux que je n’arrive pas à identifier les mâchoires, les cornes, les pieds avant les pieds arrière les mamelles » ; « Je nettoie aussi là où les bêtes sont conduites et attendent d’y passer elles ont peur et elles sentent la mort qui approche elles chient… je nettoie ».

« Odeur de viande de mort et d’industrie »

Il tient le coup grâce à l’amour et à sa culture. À l’usine il chante Trenet, Brel, L’Internationale, Barbara et les autres, il se redit les poèmes d’Apollinaire, de Ronsard, il analyse Marx, il écoute du Bach et il arrive même à écrire. Il savoure, ou endure, la camaraderie de l’usine avec « les prolétaires et les sans-dents ». Le plus souvent, il est épaulé par les collègues, mais quand la fraternité s’effrite, c’est vraiment l’enfer. 

Après plus de deux ans de travail exténuant dans l’agroalimentaire, Ponthus a sorti son livre en 2019 et a connu la reconnaissance littéraire. Il a été interviewé par de nombreuses radios et TV, a fait des tournées de promotion à travers la France et obtenu plusieurs prix, notamment le Prix des Lycéens. Ses collègues de travail l’ont lu avec enthousiasme, en revanche l’abattoir l’a licencié. Est-ce le trop fort contraste d’expériences ? En février 2021, Joseph Ponthus meurt d’un cancer foudroyant, à l’âge de 42 ans.

Joseph Ponthus n’était pas exactement un « établi » comme Robert Linhart et les autres centaines d’intellectuels qui en 1968 entraient volontairement dans les usines pour enquêter sur les conditions de travail et partager le vécu des ouvrier·ère·s, puisqu’il n’avait pas trouvé d’autre solution pour gagner sa vie en Bretagne. Néanmoins sa pensée marxiste le rapproche de ses prédécesseurs·euses.  

Autre jeune auteur qui raconte son expérience d’usine, Thomas Flahaut, fils d’ouvrier du Jura français, qui, pour échapper à son destin, a suivi des études de sociologie et de théâtre à Strasbourg, mais travaillait chaque été en usine en Suisse et y retrouvait ses amis d’enfance, déjà usés et désespérés. Lui aussi a reçu de nombreux prix littéraires pour Ostwald et Les nuits d’été, 2017 et 2020, aux éditions de l’Olivier. Ces récits très forts, à faire passer autour de soi, vont peut-être influencer la société et contribuer à la rendre moins destructrice.

Maryelle Budry

Les mêmes gueules aux mêmes heures
Le même rituel avant l’embauche
Les mêmes douleurs physiques
Les mêmes gestes automatiques
Les mêmes vaches qui défilent encore et toujours
A travailler sur cette ligne qui ne s’arrête jamais
Qui ne s’arrêtera jamais

 
Il y a des gens qui à cette heure mangent des poissons panés des crevettes ou des steaks sans imaginer

 
À l’abattoir
On y croit
Pourtant
Un jour
À la disparition du travail
Mais quand putain
Quand

 

 

 

 

Couverture du livre À la ligne de Joseph PonthusJoseph Ponthus, À la ligne, feuillets d’usine, éditions de la Table ronde, 2019