Smood

«En Suisse, on cautionne l’esclavage moderne»

Farès, livreur à Vevey a été l’une des chevilles ouvrières de la grève contre Smood. La rédaction de solidaritéS a eu l’honneur de s’entretenir avec lui.

Portrait d’un livreur Smood
Farès

Salut ! Tu as repris du poids depuis la fin de la grève, dis donc !

T’as vu ! Plusieurs kilos, heureusement ! 

Avec plusieurs de tes collègues sur la Riviera, tu t’es mis en grève en novembre et tu as été l’un des visages connus de cette grève. Tu t’es exprimé dans les médias, tu as participé aux négociations avec l’entreprise, été délégué des grévistes lors des négociations à la Chambre des Relations Collectives de Travail (CRCT). Pour nos lectrices et nos lecteurs, peux-tu te présenter en quelques mots ?

Je suis franco-suisse, j’ai 22 ans, j’ai fait toute ma scolarité en Suisse. J’ai travaillé dans la restauration rapide après la maturité, en attendant de trouver un job plus intéressant, et de reprendre mes études. 

Comment es-tu arrivé chez Smood ?

J’ai atterri chez Smood, via Simple Pay, début 2020, en pensant que ça pouvait me correspondre. Ce fut une très grosse erreur : j’ai très vite compris à quel point l’entreprise nous volait des heures, nous arnaquait, nous méprisait. Dès la première paye chez Smood, j’ai ressenti une grosse rage inhérente à ce travail difficile, mal payé et devant l’impossibilité de discuter, trouver des solutions, lorsqu’on posait des questions ou qu’on signalait des erreurs évidentes sur nos fiches de salaire, les heures, etc.

Comment en es-tu arrivé à t’investir autant dans cette lutte ?

Avec les autres livreurs·euses, nous en discutions souvent, nous voulions mener des actions. Mais nous n’étions jamais assez nombreux·ses à être prêt·e·s à « prendre le risque » pour concrétiser notre colère. Mais dès que nous avons appris le lancement d’une grève à Yverdon, nous avons contacté Unia pour nous joindre au mouvement. Nous attendions cela !

Que représente pour toi le mouvement Smood auquel tu as activement participé ? Qu’est-ce que tu tires comme bilan de cette lutte ?

Le mouvement de grève a permis de démasquer à large échelle la réalité de ce type d’entreprise et de ce que nous vivions en tant que livreurs·euses précaire·e·s. Durant la pandémie, notre rôle a été essentiel, nous avons énormément travaillé, livré, fait des milliers de kilomètres. Pourtant nous étions sous-payé·e·s et considéré·e·s comme de la main d’œuvre jetable sans valeur par notre employeur. 

Nous pensions que révéler cela allait faire bouger les choses publiquement, que la justice, les politicien·ne·s, allaient réagir. Tu parles ! Malheureusement, nous avons constaté qu’en Suisse, le gouvernement, les politiques, presque tout ce beau monde cautionne cet esclavage moderne. 

Alertés de ce qui se passait par des faits incontestables et par nos témoignages publics, ni l’État ni la justice n’ont pu ou voulu réagir et empêcher ces abus d’exister et de se poursuivre encore aujourd’hui ! Je suis totalement dégoûté par cette absence de réaction et par l’arrogance des patron·ne·s, qui se croient logiquement autorisé·e·s à perpétrer tous ces abus, vu l’inutilité des politicien·ne·s et de tous ces gens au parlement. Ils·elles ont prouvé qu’ils·elles ne servaient strictement à rien. Je me souviens que certain·e·s secrétaires syndicaux·ales d’Unia nous avaient prévenu·e·s dès le départ de ne pas attendre grand-chose de la justice ou de l’État.

Comment tu juges l’apport du syndicat dans cette lutte ?

La (non-)réaction de Syndicom, la manière dont Smood a utilisé ce syndicat pour dénigrer notre mouvement, j’ai trouvé ça scandaleux ! Ils·elles ne nous ont pas soutenu·e·s, ils·elles étaient plus intéressé·e·s à discuter avec le patron qu’avec nous, les livreurs·euses. 

La présence et le soutien d’Unia, en revanche, ont été décisifs. En premier lieu, les indemnités de grève, car, étant donné l’énorme précarité des livreurs·euses, il aurait été impossible de tenir aussi longtemps. Ensuite, le soutien logistique, la disponibilité des secrétaires syndicaux·ales, tout cela a été très précieux. Surtout, on a été, pour la première fois dans le cadre de ce job, considéré·e·s comme des êtres humains, ayant des droits, méritant reconnaissance et respect. 

La grève nous a rendu notre dignité en quelque sorte, alors que pour Smood, nous n’étions que des numéros ou, pour reprendre les mots du patron Aeschlimann en séance de négociation : « je ne paie que des heures et pas des gens. » Peut-être que pour gagner ce conflit on aurait dû être plus en mode « gilet jaune » plutôt que faire ça trop à la Suisse … On a peut-être été trop gentil·le·s au final.

Comment tu vois la suite ? Quel avenir pour les plateformes de type Smood ?

Je pense que des entreprises comme Smood et Simple Pay n’ont tout simplement pas à exister sous cette forme. Il faut donc les interdire car elles détruisent et méprisent les humains qui y travaillent. En détruisant des formes d’emplois plus sécurisantes, elles ouvrent de grandes brèches sociales, que la société devra au final « payer ».

Propos recueillis par Gwenolé Scuiller