Colombie
Trois raisons de la victoire historique de la gauche
Le 19 juin 2022, Gustavo Petro et Francia Marquez ont été élu·e·s respectivement président et vice-présidente de la Colombie, consacrant une victoire sans précédent du Pacte historique (coalition de gauche) dans ce pays marqué durant deux siècles par une succession de gouvernements de droite et d’extrême-droite depuis l’Indépendance.
Au 1er tour de l’élection, le 29 mai 2022, Petro était en tête avec 40,32 % des suffrages. Pourtant, l’inquiétude était immense dans les rangs du Pacte historique, qui n’était pas préparé à la qualification au 2e tour de l’outsider Rodolfo Hernandez, avec 28,15 % des voix. Arithmétiquement, le report des voix du candidat de la droite traditionnelle, Federico Gutierrez, arrivé troisième avec 23,91 %, laissait craindre une confortable majorité absolue à Hernandez au 2e tour.
Petro ne semblait pas disposer de réserve de voix suffisante pour le 2e tour. Pourtant, il est parvenu à arracher la victoire grâce à une faible avance de 700 000 voix. Nous analysons ici trois raisons essentielles à cette victoire.
Le rejet de la classe politique traditionnelle
L’« explosion sociale » (estallido social) de 2021 a eu une immense portée politique. La grève (Paro nacional) est parvenue à paralyser entièrement 25 % de la production nationale. La grève a enflammé une partie des classes moyennes appauvries par la crise sanitaire, des pans entiers de travailleurs·euses informel·le·s exsangues (représentant près de 60 % de l’emploi en Colombie), ainsi que la jeunesse des quartiers pauvres plongée dans la misère et soumise aux abus quotidiens de la police assurant le « contrôle » des mesures de confinement dans le contexte de la pandémie.
La répression contre cet immense mouvement de grève de plus de deux mois a été d’une brutalité inouïe : elle a fait 87 mort·e·s et des milliers de blessé·e·s. La médiatisation de ce bain de sang sur les réseaux sociaux, couplée aux scandales d’une classe politique engraissée par la corruption et le détournement massif des fonds qui devaient être consacrés au processus de paix et à l’urgence sanitaire du Covid a abouti à un rejet massif de la classe politique traditionnelle.
Cela explique en grande partie l’élimination de tou·te·s les candidat·e·s de la politique traditionnelle, au profit de deux outsiders. D’un côté, l’ancien guérillero et opposant de gauche Petro et, de l’autre, le milliardaire Hernandez, un vieillard ultra-conservateur loufoque, vociférant son intention de faire table rase de la corruption.
« Stratégie de protection du vote »
La « Stratégie de protection du vote » déployée par le Pacte historique dès les élections législatives de mars 2022 s’est révélée être une innovation politique clé de la victoire de Petro.
Grâce aux informations d’un whistleblower, ancien haut-cadre, sur les subtilités des modalités usuelles de fraude électorale, le Pacte historique a mis en place un coûteux logiciel informatique participatif permettant, grâce au croisement d’une série de données, d’émettre des alertes en cas de résultats suspects. Déjà en mars 2022, lors des élections au Congrès, ce contrôle autogéré avait pu être exercé via le déploiement de dizaines de milliers de sympathisant·e·s du Pacte historique, souvent issu·e ·s des secteurs les plus modestes, auprès des quelques 80 000 tables de votation du pays. Muni·e·s de leurs téléphones portables, elles et ils photographiaient les rapports de précomptage et les envoyaient via whatsapp aux centrales régionales où d’autres militant·e·s étaient chargé·e·s de rentrer les données dans le logiciel.
Lors de ces élections législatives, le Pacte historique avait pu récupérer, via des procédures judiciaires, près de 600 000 voix initialement « disparues » dans le comptage.
Le 19 juin, 80 000 observateur·rices du Pacte étaient à nouveau déployé·e·s. La victoire de Petro a tenu à 700 000 voix. On peut légitimement penser que l’ingénieuse « Stratégie de protection du vote » a fait basculer l’Histoire en faveur de la gauche.
La mobilisation de las y los nadie dans l’entre-deux-tours
Malgré le fort taux de participation au 1er tour (54,9 %), il était clair que Petro ne pouvait gagner qu’en mobilisant encore davantage les abstentionnistes. La figure de Francia Marquez, sa future vice-présidente, a permis de tenir cette gageure, en générant une forte identification au sein des populations pauvres et racisées.
Marquez, femme issue du mouvement social et environnementaliste des communautés noires de la région pacifique, a été travailleuse des mines d’or d’extraction artisanale et employée domestique. Elle a focalisé son discours de campagne sur le fait qu’elle représente dans sa chair las y los nadie – « celles et ceux qui ne sont rien ».
Face au risque de défaite de Petro à l’issue du premier tour, de larges secteurs des classes populaires se sont investis de la mission de sauver « leurs » candidat·e·s. La campagne a alors pris un tournant largement désinstitutionnalisé, sous la forme d’une mobilisation de sympathisant·e·s déconnecté·e·s de la campagne officielle, se mobilisant spontanément chaque jour dans les rues, sur les marchés, dans les transports publics.
Le 19 juin, après parfois un ou deux jours de marche, de traversées en pirogues et en chivas, ou comptant sur les allers-retours solidaires de celles et ceux possédant des voitures ou des motos pour transporter ami·e·s et voisin·e·s, des centaines de milliers d’exclu·e·s qui n’avaient encore jamais voté ont pu accéder jusqu’aux bureaux de vote.
Ce sursaut de las y los nadie a repoussé les limites de la participation électorale en Colombie, qui a atteint le record de 58,09 %. 2,7 millions de votes supplémentaires en faveur de la gauche, dont une très grande partie issue géographiquement des côtes pacifiques et caraïbes, ont permis au ticket Petro-Marquez de devancer d’une courte tête Hernandez, sur lequel s’était effectivement reporté l’entièreté des voix de la droite traditionnelle.
La victoire de la gauche aurait été impossible sans cette mobilisation à l’arrachée de « celles et ceux qui ne sont rien ».
Julie de Dardel