Chili
Analyse d'un refus
Le 4 septembre, le projet de nouvelle constitution rédigée par la convention constituante était nettement refusé. Entretien avec Franck Gaudichaud, spécialiste du Chili et des mouvements sociaux, paru dans la revue de Révolution Permanente.
Les sondages ont montré que dans les circonscriptions les plus populaires du pays, là où la gauche radicale avait fait ses meilleurs scores lors des précédentes étapes du processus constituant c’est le non qui est arrivé largement en tête. Faut-il en conclure que les classes populaires auraient voté contre leur camp ?
Les résultats du dimanche 4 septembre montrent très clairement un vote populaire, un vote de classe en faveur du rejet. Cette fois-ci, le vote ayant été déclaré obligatoire, c’est 85 % de l’électorat qui s’est mobilisé, et le non a été très majoritaire : un vote et une défaite sans appel. Et c’est particulièrement le cas des communes les plus populaires du pays. Au moment du référendum « d’entrée », autour de la convocation, ou non, d’une Constituante, en octobre 2020, on a eu 80 % des votant·e·s pour une nouvelle Constitution. Et au référendum de « sortie », autour de la ratification, ou pas, du projet constitutionnel, on se retrouve avec un rejet à plus de 62 %. Il y a plusieurs éléments pour expliquer cette volteface.
Premier élément : pour la première fois les chilien·ne·s votaient avec vote obligatoire et inscription automatique sur les listes. On a donc un volet de plus de 4,5 millions d’électeurs et électrices qui jusque-là ne votaient pas. Il y avait une grande inconnue sur cet « électorat silencieux », politiquement désabusé ou désaffilié, souvent très précaire et jeune. On peut dire qu’il contribue à faire basculer le vote encore plus fortement du côté du « rejet ».
Deuxième élément : il y a eu une campagne médiatique extrêmement forte. Le financement de celle-ci a été infiniment plus important que pour celui pour le oui. Et toute la bourgeoisie, les think tanks néolibéraux et les forces conservatrices ont financé une offensive très agressive dans les médias et à la télé, sur les réseaux sociaux.
Troisième élément : un vote sanction très clair contre le gouvernement de gauche de Boric. Toute une partie de son électorat est très critique de son bilan des premiers mois de mandat : absence de réformes sociales de fond, un gouvernement tourné vers le centre social-libéral, avec des secteurs de l’ancienne Concertation.
Mais ce qui détermine tout c’est un vote de rejet issu du monde populaire, à partir des difficultés de la situation concrète et quotidienne : l’inflation, la précarité, le logement, l’endettement, la question de la sécurité et des violences quotidiennes, du narcotrafic, de « l’accueil migratoire ».
Et enfin, il faut souligner la propre responsabilité de la Convention constitutionnelle et des député·e·s constituant·e·s, qui sont apparu·e·s de plus en plus comme séparé·e·s des débats quotidiens de la population, des intérêts de classe du monde populaire. Avec une Constitution effectivement très avancée mais constituée de 388 articles dans lesquels on a tout voulu faire rentrer. Les Constituant·e·s ont parfois voulu détailler jusqu’au bout tous ces droits sans montrer leur connexion essentielle avec les conditions de classe de la population, la question du travail et de la précarité de la vie.
Il y a donc eu une coupure croissante entre la convention et la population. Face à cela, il faut dire aussi que les paris de plusieurs petites organisations de la gauche révolutionnaire et anticapitaliste (faibles et très éparpillées au Chili) ont fait chou-blanc en appelant à voter blanc ou à s’abstenir « activement ». Mener une telle campagne à contre-courant d’une opportunité de mettre fin à la Constitution de Pinochet et de constitutionnaliser quantité de nouveaux droits (du travail également) était une erreur tactique importante de la part de ces organisations, mais les résultats montrent que cela est resté ultra minoritaire.
Le Rechazo a fait carton plein. Cela veut-il dire que le camp du Rechazo incarne une droite reconstituée et consolidée après sa défaite aux présidentielles ?
Les significations du Rechazo sont multiples. Il y a un vote effectivement conservateur, y compris raciste, d’une partie du Chili contre l’État plurinational, les nouveaux droits pour les peuples indigènes, et les migrant·e·s. Mais ce socle historique de la droite et des conservateurs·trices ont réussi à faire une campagne beaucoup plus large, en disant non à cette nouvelle Constitution mais oui à une éventuelle réforme constitutionnelle, réussissant ainsi à élargir vers le centre la campagne, en y intégrant des membres de la Démocratie chrétienne et des représentant·e·s de premier plan de l’ex-Concertation, qui ont aussi fait la campagne pour le rejet.
Dans ces résultats, il y a aussi un vote de rejet radical en tant que tel de l’ensemble du système politique. La crise de légitimité du système politique chilien et de des institutions des classes dominantes est donc toujours au cœur de la séquence actuelle.
Ainsi, les conservateurs·trices auraient tort de vouloir s’attribuer l’ensemble de ce raz-de-marée électoral. Mais ils sont indéniablement en train de reprendre la main et avec eux les secteurs les plus rances de l’oligarchie chilienne, les mêmes qui ont soutenu le coup d’État de 1973 et le néolibéralisme depuis 50 ans.
Le gouvernement Boric a dit tout de suite que le processus constituant continuait, mais cette fois-ci sous la houlette du Congrès actuel, qui est largement dominé par les conservateurs·trices et par la droite, en alliance avec une partie des sociaux-libéraux. On se dirige donc vers un nouveau processus constituant mais beaucoup plus limité, contrôlé par les partis traditionnels avec un gouvernement Boric encore plus affaibli.
Après le soulèvement tellurique de 2019, on se retrouve aujourd’hui avec des luttes populaires qui sont en difficulté pour affronter la période qui vient, mais avec des secteurs militants toujours prêts à se réorganiser, à tirer les bilans de la séquence 2019-2022, une période extrêmement dense, d’accélération et de tensions historiques. C’est le cas du Commando des mouvements sociaux pour le oui à une nouvelle Constitution, qui, le soir même du 4 septembre, a annoncé que malgré la défaite, un agenda de revendications était installé au plan national, qu’il ne pouvait avoir de retour en arrière.
C’est l’agenda d’octobre qu’il faut reprendre, sans magnifier non plus ses résultats immédiats, avec des revendications sociales, mais aussi l’agenda politique et féministe qui a pu être discuté lors de la Convention constitutionnelle. Il faut donc repartir de là, sans se laisser abattre mais en réfléchissant aussi à ce qui n’a pas fonctionné et en partant des préoccupations du monde populaire. Dans le cas contraire, le risque réel est l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, en alliance avec les conservateurs.
Propos recueillis par Christa Wolfe et Claude Piperno.
Coupe et adaptation par la Rédaction