Immersion illustrée dans les milles jours de l'union populaire

C’est à travers le récit autobiographique de deux exilé·e·s chilien·ne·s en Europe – Pedro et Soledad – que le roman graphique en deux tomes de Désirée et Alain Frappier raconte l’épopée politique chilienne de la fin des années 1940 au 11 septembre 1973, date du coup d’état militaire d’Augusto Pinochet. 

Image tirée d'un roman graphique de Désirée et Alain Frappier

Pedro est un fils d’intellectuel·le·s de gauche. Dans Là où se termine la terre, le premier opus, nous le suivons dans sa formation politique au sein du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR), puis durant la campagne de l’Union populaire (UP) jusqu’à l’élection de Salvador Allende (1970). L’histoire revient sur les différentes conjonctures et forces en présence qui ont permis qu’une coalition portant un projet politique véritablement socialiste puisse accéder au pouvoir dans une démocratie bourgeoise. Une « révolution par les urnes ».

Fille de paysan·ne·s sans terre, Soledad, héroïne du second tome, laisse la campagne de la province de Cachapoal à 15 ans pour s’installer à Santiago avec sa famille. Rapidement elle rejoint une toma,un terrain illégalement occupé par des militant·e·s du MIR. C’est à leur côté que nous traversons les mille jours de l’UP. 

Avec Le temps des humbles, le second volume, les auteur·trice·s font le choix de raconter ces trois ans où le peuple chilien s’approprie son destin. Mille jours de lumière, plutôt que les années d’obscurité de la dictature de Pinochet. Sans faire l’économie d’une critique de la stratégie du gouvernement Allende face aux attaques incessantes de la bourgeoisie chilienne soutenue par les USA, le récit nous permet de vivre avec ses personnages la mise en pratique d’un idéal politique de justice sociale véritablement anticapitaliste.  

Informée de ces témoignages de première main mais également d’un riche travail documentaire, la bande dessinée réussit l’exercice d’une analyse politique en profondeur, incarnée dans le regard, l’intimité et le devenir révolutionnaire de ces deux militant·e·s. 

À l’heure où de nouvelles coalitions de gauche sont élues en Amérique du Sud (bien que leur programme n’ait de loin pas la force de frappe des 40 mesures du gouvernement de l’UP), ce diptyque amorce un travail de mémoire et d’analyse nécessaire. Il nous rappelle notamment que les classes dominantes ne reculent devant rien pour défendre leurs intérêts, que quand la bourgeoisie perd à son propre jeu, elle s’empresse d’en briser les règles. 

Cet ouvrage permet aussi une contre-narration au récit néolibéral qui ronge l’Amérique du Sud depuis les années 1970. À travers la mémoire de ces militant·e·s, dans la lueur de ces mille jours, nous nous souvenons qu’un autre monde est possible. 

La mémoire vivante n’est pas née pour servir d’ancre.
Elle a plutôt vocation à être une catapulte

– Eduardo Galeano

Gaara