Soin de la psyché, quelle approche émancipatrice ? 

L’inclusion des psychothérapies dans la LAMal, la réforme de la psychiatrie lancée par le Conseil fédéral dès 2016, ou encore l’attaque menée dans différents pays par l’extrême droite contre la psychiatrie et la psychanalyse constituent autant d’éléments qui invitent la gauche à se pencher sur la santé psychique.

Femme portant un ballon avec un smiley devant son visage
La conception médicale dominante individualise et psychologise les souffrances : il s’agit de réadapter les individus à leur environnement et de les rendre aptes au travail.

Ce texte, rédigé par une patiente en psychiatrie/psycho­thérapie et militante politique, vise à esquisser un horizon émancipateur pour le soin de la psyché. Il commence par évoquer les principes à tenir et propose ensuite quelques pistes.

Construire une position sur une ligne de crête

Trouver une position cohérente, humanisante et politique sur la question psychique n’est pas une mince affaire, tant les niveaux d’analyse sont multiples. Toutefois, une ligne générale peut être tracée, en évitant deux écueils.

Récuser l’approche dominante de la psychiatrie

Il s’agit d’un côté de récuser l’approche dominante de la psychiatrie, qui réduit les souffrances psychiques à une série de « troubles » pouvant être maîtrisés par la médication. En témoignent la Classification internationale des maladies éditée par l’OMS et le Manuel diagnostic et statistique édité par l’Association américaine de psychiatrie, qui dominent le champ de la psychiatrie. Ces deux ouvrages ont un impact concret, servant de base aux États dans l’élaboration de leur politique de santé publique et aux assurances privées.

Cette conception médicale ignore les conditions matérielles d’existence des individus atteints dans leur psyché ; elle individualise et psychologise des souffrances liées à la violence de l’antagonisme de classe, de l’exploitation, du racisme, aux violences de genre, etc. En outre, elle ne considère la psyché que sous l’angle des symptômes observables : il s’agit de réadapter les individus à leur environnement et de les rendre aptes au travail. Enfin, on ne peut nier qu’historiquement, la psychiatrie constitue une institution du maintien de l’ordre – ou du désordre – des rapports de classe et du capitalisme et que la violence qu’elle exerce vise principalement les fractions les plus dominées des classes populaires.

Comme le note Matthieu Bellahsen dans son ouvrage La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, cette volonté d’homo­généisation et de classification monte en puissance à partir des années 1980, en lien avec le renforcement du néolibéralisme. D’un point de vue idéologique, on ne considère plus la psyché comme un espace de conflits et de zones d’ombre. 

La perte d’équilibre psychique ne constitue plus une porte d’entrée vers un rapport thérapeutique permettant un travail de compréhension de sa propre subjectivité. Au contraire, elles sont autant de signes d’une pathologie, autant de symptômes à supprimer. Bref, on assiste à une aseptisation de la vie psychique des individus. 

Mais cette transformation idéologique est aussi liée à des évolutions matérielles, les coupes massives dans le budget des services publics se traduisant par la fragmentation et la spécialisation des collectifs de soin. La classification des patient·e·s en fonction de leur « trouble », ainsi que l’usage généralisé de la médication constituent donc une réaction au manque de moyens. Se met progressivement en place un « processus industriel de traitement de la souffrance psychique », selon M. Bellahsen.

Qu’en est-il en Suisse ? En 2016, le Conseil fédéral publie un rapport qui détaille la manière dont il veut réformer la psychiatrie. Intitulé Avenir de la psychiatrie en Suisse, ce texte est révélateur de cette conception déshumanisante. Il insiste sur le caractère thérapeutique du travail salarié et préconise de limiter au maximum la durée des arrêts de travail. Le rapport ne mentionne en outre que trois traitements : la médication – qui constitue ainsi le premier réflexe thérapeutique envisagé. Vient ensuite la psychothérapie, dont l’objectif annoncé est « d’améliorer la capacité relationnelle de la personne, son autonomie, son aptitude au travail, ainsi que ses performances ». Enfin, le texte envisage des mesures socio-­thérapeutiques, dont on peine à saisir les contours ou le but. 

Il s’inscrit ainsi complètement dans l’approche déshumanisante de la psyché évoquée ci-dessus. Il n’est fait aucune mention à l’inconscient, à la psychanalyse, ni même à la dimension humaine et interactionnelle du travail thérapeutique. Les politiques suisses ne dérogent malheureusement pas à l’approche dominante de la psychiatrie, qui classe, distingue, évalue, prescrit, et vise in fine à adapter ou réadapter les individus aux normes dominantes.

Ne pas pour autant réduire les questions psychiques au social

S’il est nécessaire de s’opposer à cette approche, nous devons de l’autre côté absolument refuser le discours qui nie les souffrances psychiques sous prétexte de radicalité politique. Certes ces dernières sont, sinon provoquées, en tous cas modelées et aggravées par les conditions sociales d’existence : la violence de classe et l’exploitation, l’aliénation, la précarité, les violences sexuelles, racistes, LGBTQI-­phobes etc. sont toutes susceptibles de générer ou d’amplifier un déséquilibre psychique. 

Plus largement, on sait que la santé est une construction sociale. La manière de penser la « bonne santé » et d’y accéder est ainsi située dans le temps, dans l’espace géographique, et dans l’espace social.

Il n’est dès lors pas surprenant que la modalité par laquelle un état de souffrance psychique s’exprime soit fonction des rapports sociaux. Par exemple, les études portant sur le stress post-­traumatique ont établi une réaction genrée à l’exposition à un évènement de grande violence sur le long terme : les femmes ont tendance à retourner cette violence contre elles sous forme de dépression ou d’anxiété, tandis qu’elle se manifestera tendanciellement chez les hommes sous la forme d’accès de colère et de violence. 

Évidemment, ce contraste ne s’explique pas par une réalité biologique, mais par les rapports sociaux de sexe. On imagine bien qu’on ne pourra pas supprimer ces manifestations d’un mal-être psychique sans supprimer les violences systémiques qui les ont causées. Mais une fois ce fait énoncé, que fait-on ?

Contre ce discours, il nous faut rappeler que ça n’est pas parce qu’une maladie ou une souffrance est le produit d’un contexte social particulier qu’elle n’existe pas. Par ailleurs, ça n’est pas parce qu’une maladie s’exprime différemment selon les situations qu’elle n’a pas de réalité intrinsèque. Prenons l’exemple des cancers. Pour diverses raisons, notre mode de production engendre une quantité inédite de cette maladie, qui n’est pas distribuée également dans la société. Que ça soit par l’exposition par le travail ou la consommation, les classes populaires sont statistiquement plus touchées. Pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de dire à une personne suivant une chimiothérapie qu’elle fait le jeu du système, ou qu’elle ne fait que s’adapter à une norme dominante. Pourquoi en serait-il différent pour la dépression, l’anxiété, ou la déréalisation ? 

Je souhaite insister ici sur la question de la médication. C’est une chose de critiquer le recours systématique – et parfois forcé – aux psychotropes pour gérer les symptômes les plus visibles des déséquilibres psychiques. C’en est une autre de nier l’utilité de ces molécules sous prétexte qu’elles sont développées et distribuées par l’industrie pharmaceutique. Souvent, elles constituent une béquille quand les souffrances sont trop importantes et fournissent en cela un point d’appui vital pour le travail thérapeutique.

Dans notre perspective, il est donc impératif d’articuler ces deux considérations : la critique de l’approche dominante de la psychiatrie ne doit pas aboutir à ignorer politiquement la question psychique. Autrement dit, la gauche ne peut pas abandonner les personnes atteintes dans leur psyché en prétextant s’attaquer à la racine de leurs souffrances.

Des pistes pour un soin
de la psyché émancipateur

J’aborderai ici trois pistes liées à trois enjeux : les moyens matériels, la démocratie, et enfin, la forme de la relation thérapeutique.

La première question est évidente : face au manque de ressources pour l’hôpital public, au tri que cela génère dans les urgences psychiatriques et à la souffrance des soignant·e·s ne pouvant que réagir à des crises, il est central d’octroyer davantage de moyens au soin de la psyché. 

Plus largement, il serait utile de construire un service public psychologique gratuit qui ne se limite pas à gérer les urgences, notamment compte tenu de la difficulté d’accéder à des soins adaptés à ses besoins et de s’orienter dans la multiplicité des approches. Une telle structure permettrait de faciliter l’accès aux soins, bien davantage que l’inclusion des psychothérapies dans la LAMal. Sortir de l’urgence et de la pure gestion de crise constitue par ailleurs le seul moyen d’explorer des nouvelles formes de soin.

Cette question de l’expérimentation nous amène au second enjeu. Comment distinguer le charlatanisme d’une réelle approche thérapeutique ? Dans notre perspective, cette question doit être tranchée démocratiquement. Elle n’appartient pas aux practicien·ne·s. Les formes institutionnelles restent à inventer, mais l’on pourrait imaginer des assemblées rassemblant des travailleur·euse·s du secteur et des patient·e·s. Celles-ci seraient chargées de déterminer périodiquement la validité de telle ou telle approche.

Cet horizon implique de considérer la manière dont les patient·e·s observent et analysent la situation sur la base de leur vécu. Il s’agit ainsi, troisièmement, de redonner du pouvoir aux destinataires des soins. Cela peut passer par une sortie du paradigme de l’individuation du travail thérapeutique et par une multiplication des groupes de paroles ou des espaces de soin collectif (ce qui n’exclut aucunement un suivi individuel). 

Cette mise en collectif permet de constater des similarités et des différences, d’avancer dans son travail thérapeutique en s’appuyant sur les autres et d’être à son tour un appui. Elle constitue un moyen de contrer la logique de la psychiatrie dominante de séparation par « trouble » constaté et, enfin, de politiser ses difficultés psychiques. En bref, elle dessine un chemin d’émancipation individuel permettant une émancipation collective.

Anouk Essyad

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