Iran

Les femmes au cœur du processus révolutionnaire

Malgré la répression sanglante et grandissante du régime iranien, la mobilisation populaire ne faiblit pas et entre dans son quatrième mois d’activité. Mardi 6 décembre dernier, nous recevions Babak Kia, militant irano-français de la Solidarité Socialiste avec les Travailleurs en Iran et Chowra Makaremi, anthropologue et chercheuse irano-française, dans une salle comble à Lausanne pour une conférence sur le soulèvement insurrectionnel en Iran. Résumé.

Une femme fait le signe de la victoire dans une manifestation contre le régime à Boukan, Iran
Barricades à Boukan (nord-ouest du pays), 24 novembre 2022

Chowra commence par rappeler le meurtre de Jina Mahsa Amini, jeune femme kurde arrêtée et tuée par la police des mœurs en septembre dernier car elle ne portait pas son foulard conformément à la loi. Cet événement constitue le déclenchement d’un soulèvement populaire dans tout le pays.

Les jeunes, les femmes, les kurdes et différentes minorités nationales, les étudiant·e·s, les hommes et plein d’autres prennent la rue. Le peuple dans toutes ses composantes sociales se révolte, des quartiers pauvres de Téhéran aux grandes écoles de la capitale. Les diverses régions du pays s’unissent. Rapidement, un slogan s’érige comme représentant du mouvement : « Jin Jiyan Azadî » (Femme, vie, liberté). Ce slogan, d’origine kurde, marque une rupture avec le régime en place. Il demande la fin de la République islamique d’Iran. 

Chowra explique que les exigences qui se dressent progressivement dans les mobilisations protestataires ne sont pas des revendications de droits, mais des revendications profondément révolutionnaires. Les manifestations ont largement dépassé le rejet de l’obligation du port du voile. Des femmes qui portent le foulard et des femmes qui ne le portent pas se rejoignent dans la rue afin de lutter ensemble pour le renversement d’un régime qui ne leur propose pas de perspective. Elles scandent : « Avec ou sans hijab, nous avançons vers la voie de la révolution»

Babak complète en informant que des grèves éclatent dans différents secteurs et dans différentes régions du pays. Les travailleur·euse·s se joignent au mouvement afin de contester leurs conditions de travail déplorables, leurs faibles revenus, le taux d’inflation à trois chiffres dans certaines parties du pays ainsi que le chômage croissant. 

L’enjeu de ce mouvement révolutionnaire est de faire la jonction entre les aspirations démocratiques féministes, les revendications culturelles et politiques des minorités nationales opprimées par le pouvoir central et le combat pour l’émancipation des travailleur·euse·s et de toute la population. 

L’héritage féministe iranien

L’intervenante poursuit en affirmant que le mouvement féministe est le mouvement le plus actif dans la société civile iranienne durant les deux dernières décennies, malgré son invisibilisation publique. 

Revenant sur la campagne « 1 million de signatures », qui a vu le jour dans les années 2000, Chowra explique que cette dernière a constitué un processus de sensibilisation féministe considérable. La campagne avait pour objectif de récolter un million de signatures pour changer la Constitution iranienne en mettant fin aux lois discriminant les femmes. Elle a été critiquée et qualifiée de réformiste. Cependant, Chowra montre qu’elle a représenté un outil de lutte important à une période où la répression du régime était profonde. Elle a permis une sensibilisation féministe massive tout en échappant à la répression, puisque la pétition n’est ni considérée comme un outil proprement politique, ni comme une procédure illégale. 

En ce sens, Chowra montre que le processus de sensibilisation était plus important que la pétition en elle-même. La campagne a cristallisé l’opportunité de parler de féminisme et de politique publiquement. Les femmes des milieux populaires s’y sont intéressées et se sont inscrites pour des formations. 

Quelques années plus tard, lorsque le régime a compris l’enjeu profond de la campagne, celle-ci a été interdite. Les militantes féministes y participant ont été grandement réprimées et parfois forcées à l’exil. Le gouvernement a réussi à mettre fin à la campagne, mais n’a pas pu empêcher la construction d’un réseau transnational de solidarité féministe encore actif à l’heure actuelle. 

La campagne pour un million de signatures permet de comprendre l’héritage féministe dans lequel s’ancrent les protestations actuelles. Babak ajoute que les inégalités de genre se sont précisées ces dernières années. Pour appuyer son propos, il explique que les femmes sont davantage diplômées que les hommes. Et pourtant, en 2017, seulement 14,9 % d’entre elles accédaient à un emploi, contre 64 % des hommes.

La dictature théocratique et capitaliste

Pour développer le contexte social dans lequel s’inscrivent les mobilisations actuelles, Babak revient sur les particularités spécifiques du régime des mollahs. Il explique que la République Islamique d’Iran est une dictature qui dure depuis 43 ans. L’État iranien est un État capitaliste et théocratique brutal. Le gouvernement instaure des politiques néolibérales violentes depuis plus de trente ans, certaines d’entre elles ont d’ailleurs été saluées par le Fonds monétaire international. 

Le régime iranien procède à des privatisations massives. Là où les capitalismes occidentaux auraient conduit des appels d’offre, le capitalisme iranien octroie ces secteurs privatisés aux Gardiens de la révolution, une force de répression paramilitaire dépendant du chef de l’État iranien, Ali Khamenei. 

En plus de constituer les bras armés de la mollarchie, les Gardiens de la révolution forment un empire économique et financier. L’organisation dispose d’une mainmise sur l’économie iranienne. Les Gardiens détiennent des affaires tentaculaires dans de nombreux secteurs, représentant une manne financière gigantesque. Leur organisation est très opaque : elle ne rend de comptes qu’au guide suprême Khamenei, ne paie pas d’impôts et permet d’enrichir les élites (voir ci-dessous). 

La politique économique du gouvernement a conduit la population dans une précarité croissante. Plus de 50 % des Iranien·ne·s vivent sous le seuil de pauvreté. Une situation aggravée par l’inflation brutale. Babak précise qu’il ne faut pas voir une solution dans les lourdes sanctions internationales contre l’Iran, notamment celles des États-Unis. Au contraire, il explique que celles-ci ont permis au régime des mollahs de se créer un marché noir fructueux en les contournant et d’appauvrir davantage la population iranienne. La mort de Jina Mahsa Amini a été la goutte de sang de trop qui fait exploser la colère d’une population souffrant de cette situation désastreuse.

Un potentiel révolutionnaire ?

Le soulèvement insurrectionnel actuel se démarque par son ampleur, sa durée et sa radicalité. Il est trop tôt pour savoir si le mouvement révolutionnaire permettra d’aboutir à une transformation politique et économique radicale et durable. Cependant, les intervenant·e·s évoquent des pistes de réflexion et d’analyse à ce sujet. Babak affirme qu’il est nécessaire que la peur change de camp et Chowra démontre que c’est en partie déjà le cas, puisque le mur de la peur est tombé. La crainte de la répression, malgré son extrême violence, n’est plus assez forte pour empêcher la population de se révolter. 

Celle-ci connaît la violence du régime depuis trop longtemps et considère qu’elle n’a plus rien à perdre. 

Le régime doit ainsi composer avec cette donnée. Babak ajoute que le gouvernement a une crainte majeure des grèves dans les secteurs clés de l’économie nationale et a arrêté préventivement des leaders syndicaux·ales. Les Iranien·ne·s scandent dans la rue : « Vous pouvez arrêter un révolutionnaire, mais pas la révolution. » Quant aux stratégies d’action, Chowra informe que la population iranienne s’organise localement et non nationalement afin d’épuiser les forces répressives et de protéger les manifestant·e·s. 

Un autre élément amené par Babak est celui des fissures au sein de l’élite politique, économique et militaire. Elles sont difficilement perceptibles, puisque le gouvernement est opaque et tente de se protéger des fuites. Cependant, Babak montre que les grèves ont explosé dans les bazars de plus de septante villes. Ces derniers étaient pourtant considérés comme l’un des piliers du soutien à la République islamique. 

La division au sein des couches sociales qui soutiennent normalement les mollahs permettrait de briser l’unité du régime et de renforcer les capacités d’action contestataire. Les mouvances réformatrices tentent quant à elles de se réapproprier les luttes populaires. L’ancien président réformateur a complimenté le slogan « Femme, Vie, Liberté » afin de proposer une réponse politique aux mobilisations sociales. Babak explique que cette récupération ne fonctionnera pas. Selon lui aucun retour en arrière n’est possible. La population iranienne en lutte ne veut pas de réforme, elle veut un changement de régime. 

Lola Crittin

Les Gardiens
de la Révolution Islamique

La République Islamique d’Iran a considérablement accru sa position et son influence dans la région du Moyen-Orient depuis plusieurs décennies.  Le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI) a joué un rôle central et moteur dans cette expansion. Cette entité constitue une force militaro-politique et, dans une certaine mesure, un État dans l’État. Le CGRI contrôle des secteurs majeurs de l’économie nationale et incarne l’expression armée de l’expansionnisme iranien qui s’est manifesté par des interventions multiples à travers la région, comme en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen. 

Dans son ouvrage Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran, Stéphane A. Dudoignon étudie les articulations entre les Gardiens et les structures semi–théocratiques de l’Etat iranien dans leur cadre institutionnel formel d’une part, et les liens interpersonnels, intergénérationnels et inter–organisationnels qu’ils ont établis pour s’institutionnaliser comme un État parallèle, d’autre part. 

Les Gardiens sont à la fois un organe officiel du régime islamique et un corps largement autonome disposant de sa propre hiérarchie, son académie militaire, ses écoles, son système bancaire et ses holdings. Ils constituent de même le principal relais d’une diplomatie infra- et supra-étatique largement militarisée, que chérit la République Islamique depuis sa naissance. 

Un ouvrage important pour comprendre un acteur clé protégeant cette République.

Joe Daher

Couverture du livre Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran : sociologie politique d’une milice d’État de Stéphane Dudoignon

Stéphane Dudoignon, Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran : sociologie politique d’une milice d’État, CNRS Éditions, 2022.