Un livre pour comprendre et combattre la «culture de l’inceste»

Par analogie avec le terme de «culture du viol», un ouvrage invite à politiser la question des violences intrafamiliales. Il montre que le tabou autour de ces questions n’est pas celui qu’on pense: l’inceste est tabou à dire, à dénoncer, à penser politiquement. Pas à commettre!

Une pancarte au milieu du défilé de la grève des femmes dit: "L’homme violent n’est pas malade, il est un fils sain du patriarcat”
Grève féministe, Lausanne, 14 juin 2021

 «L’inceste ne peut pas être présenté comme tabou ou interdit s’il est partout. Il s’agit en fait du contraire : l’inceste structure notre société (…) et sert de base extrêmement solide pour la domination.» Refuser de voir l’inceste comme étant une anormalité, c’est le renversement de perspective que proposent les auteur·trice·x·s du livre collectif La culture de l’inceste. Et effectivement, les quelques chiffres existants sont alarmants sur l’ampleur du désastre et montrent que les violences sexuelles intrafamiliales sont d’une normalité effrayante. 

En France, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) a ainsi montré qu’un enfant sur dix en a été victime. Dans son rapport intermédiaire, la commission souligne avoir reçu beaucoup de témoignages venant de pays francophones limitrophes – notamment la Suisse – et montrent qu’il n’existe pas de raisons laissant penser que la situation serait meilleure dans ces pays. En Suisse aussi, bien qu’il n’existe pas de données aussi précises, on estime qu’au moins deux enfants par classe ont  fait l’expérience brutale de ces violences.

Politiser les dominations intrafamiliales

Ce livre, composé de plusieurs articles qui abordent chacun un aspect différent, allant de l’amnésie dissociative aux représentations de l’inceste dans la culture audiovisuelle, permet ainsi de politiser la question. Les violences sexuelles et psychologiques commises sur des enfants dans le cadre familial ne sont pas l’œuvre d’individus «déviants» ou «fous». Il ne s’agit pas non plus d’une forme de désir ou d’amour qui se serait mal exprimé. Le principe de l’inceste, ça n’est pas l’amour, ça n’est pas la sexualité, c’est la domination à l’état brut !

En découle la nécessité de penser politiquement la position spécifique des enfants, dont les corps et les psychés sont les plus faciles à dominer. Or, cette vulnérabilité est en partie produite socialement par des institutions, notamment celles qui garantissent le maintien de la famille nucléaire et de la filiation. Il nous paraît naturel et évident que les parents aient des droits sur leur descendance. Considéré comme un être inachevé, propriété de ses parents, l’enfant est placé sous leur autorité et leur responsabilité jusqu’à son arrivée « à maturité ». Cette dépendance et domination des enfants par les adultes est donc une des conditions qui permet la perpétuation des violences intrafamiliales. Elle est d’autant plus puissante qu’elle est mêlée à des sentiments d’amour, d’affection et de loyauté.

À cet égard, l’article de l’anthropologue Dorothée Dussy est éclairant et presque jubilatoire. L’autrice critique ainsi la responsabilité de l’anthropologie classique et contemporaine, et même ses représentants marxistes comme Maurice Godelier, dans la perpétuation de ces violences. Ces intellectuels ont ainsi entretenu une confusion en n’abordant pas la question du pouvoir, de la domination et de la contrainte. Ils ont participé de notre incapacité à nommer, comprendre et combattre ces violences structurelles. Par exemple, écrit-elle, « on ne voit pas en quoi la compétence de Maurice Godelier [ndr : et plus largement des anthropologues] en matière de règles de parenté offre des outils pour comprendre et documenter la situation qui a été dévoilée en janvier dans La Familia Grande et celles qui ont été rapportées par milliers à la suite [ndr : dans le cadre du hashtag #metooincest]. En effet, on se demande en quoi le droit ou l’interdiction de se marier, et/ou d’avoir des rapports sexuels, a un lien avec les agressions sexuelles répétées. »

Quelles revendications ?

Le livre pose des bases solides pour l’élaboration de revendications, mais ne les développe pas lui-même. En effet, à part l’abolition de la famille nucléaire et de ce qu’elle implique en termes de parentalité (notamment cette idée qu’on «possède» ses enfants dès lors qu’on a eu le mérite hors du commun de les «produire»), il n’esquisse pas de transformations possibles. Des revendications concrètes immédiates pourraient pourtant être défendues, comme l’ont fait les mouvements féministes face aux violences de genre.

SolidaritéS défend ainsi la mise en place d’un observatoire des violences sexistes et intrafamiliales, public et indépendant. Notre organisation revendique également l’instauration de cadres juridiques qui reconnaissent des modes d’organisation collectifs au-delà du mariage, de la famille nucléaire et de la filiation biologique. Mais ces deux demandes, bien qu’essentielles, ne suffisent pas. Il est de la responsabilité de la gauche de s’attaquer à ces violences structurelles, massives, et inouïes ! 

Anouk Essyad