Pour une approche matérialiste de la cause animale
La question de l’intégration de la lutte pour la cause animale dans le programme des partis anticapitalistes n’est pas nouvelle, mais la vivacité du mouvement antispéciste d’une part et la nécessité de repenser notre rapport à la nature – au sens large – face à la catastrophe climatique d’autre part nous imposent de renouveler notre cadre théorique. Le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) en France vient par exemple de créer une commission « cause animale ». Afin d’alimenter cette réflexion stratégique, voici un entretien avec la journaliste scientifique Axelle Playoust-Braure réalisé en marge de sa conférence à l’Unil sous le titre « L’espèce comme variable sociologique: point de vue matérialiste et Black Veganism ».
Lors de ta conférence, j’ai noté le contenu d’un diapositive, qui disait: « Le spécisme n’est pas tant une affaire d’humains et de non humains au sens biologique qu’une question d’humanité et d’animalité comme catégories sociales et donc d’individus plus ou moins humains ou animaux, plus ou moins humanisés ou animalisés ». Peux-tu clarifier ?
Beaucoup d’humain·e·s sont encore animalisé·e·s de nos jours et ont une volonté extrêmement spontanée et compréhensible de se distinguer des animaux non-humains, par exemple via des slogans « On n’est pas des animaux » ou encore « On n’est pas du bétail ». C’est comme brandir son passeport de l’humanité en disant « Moi aussi j’ai droit à la dignité », « Ne me traitez pas comme un animal », l’animal étant ici perçu comme le repoussoir moral ultime.
Il existe aussi divers degrés d’insulte constituées de noms d’animaux : tout ce qui est perçu comme nuisible et envahissant, comme les rats et les cafards par exemple, ce sont des métaphores qui ont été régulièrement utilisées contre les juifs et les personnes racisées. Face à cela, c’est compréhensible qu’il y a un rejet de l’animalisation. Mais ce que je déplore et qui devrait être dépassé, c’est qu’on critique l’animalisation des humains sans critiquer l’animalisation des animaux, alors que l’animalisation des humains n’est possible justement que parce qu’il y a une animalisation des animaux.
Une approche matérialiste évite la maladresse politique de la species-blindness, terme construit sur le modèle de color-blindness et qui renvoie au fait de proclamer naïvement que « nous sommes tou·te·s des animaux » ; alors que certains le sont socialement plus que d’autres.
Tu faisais le lien notamment avec un mouvement qui m’était étranger, le black veganism.
Le black veganism a été proposé par deux sœurs militantes et théoriciennes étasuniennes, Aph Ko et Syl Ko. Il parle du point de vue des personnes racisées sur la question animale. Ces personnes subissent une animalisation et ont donc probablement un avantage épistémologique pour comprendre la question de l’animalité et de l’animalisation, lié à leur point de vue socialement situé.
Le black veganism propose ainsi de faire le lien entre race et espèce. Parce que finalement, il y a eu une histoire commune de déchéance d’humanité, une position subalterne commune entre les personnes racisées et d’autres êtres animalisés, dont les animaux non-humains, avec un ennemi commun qui est, pour le dire simplement, l’homme blanc, occidental, valide, adulte, etc.
On peut effectivement défendre que la personnification historique du mode de production capitaliste est l’homme blanc. Est-ce un choix conscient de ta part que de mettre en avant ce dernier, plutôt que de dénoncer directement le mode de production en question ?
C’est une bonne question. Mon choix de rappeler que c’est l’archétype de la personne détenant le pouvoir vient d’une réflexion intersectionnelle, qui se focalise beaucoup sur les rapports sociaux de sexe et de race notamment. Je suis plus directement influencée par ce type de lecture et de corpus dans mon parcours intellectuel que par les réflexions marxistes. Ma découverte du matérialisme historique s’est faite avec Christine Delphy, féministe matérialiste qui est partie des analyses marxiennes, mais qui a surtout critiqué et dépassé Marx en montrant à quel point sa production théorique était androcentrée.
Une question qui m’interpelle de plus en plus est celle du véganisme populaire, social et écologiste. Il est très présent en Amérique du Sud, notamment grâce à une militante très inspirante, Sandra Guimarães, qui a d’ailleurs publié un entretien à ce sujet sur le site des éditions Cafarnaüm. Elle décrit notamment à quel point, pour elle, la lutte antispéciste au Brésil se fait en solidarité directe avec le mouvement des paysans sans terre (MST). Dans le contexte français, cette approche populaire du véganisme est encore très minoritaire. Il faudrait que ça se développe davantage.
Pour que l’antispécisme puisse converger avec d’autres luttes, il faut déjà qu’il ait des bases solides et soit reconnu comme étant une lutte légitime et autonome. Et malheureusement, on n’en est pas là : il y a encore beaucoup d’incompréhension sur ce qu’est le spécisme, et demeure l’idée tenace que c’est une lutte secondaire. Bien souvent, quand des anticapitalistes essayent d’intégrer la lutte antispéciste, ils ne font qu’appliquer la grille de lecture anticapitaliste à la question animale, sans prise en compte des spécificités de la lutte antispéciste en soi, sans qu’il y ait une intégration réelle des deux théories ensembles.
Alors que l’un devrait venir enrichir l’autre et vice versa. Par rapport justement au matérialisme, tu avais proposé hier de substituer à l’approche «essentialiste» du spécisme une approche plus concrète du sujet. Tu avais cité trois angles d’approche: le complexe animalo-industriel, le statut de propriété des animaux non-humains et la question du «qui mange qui?». Peux-tu développer un peu sur chaque sujet?
L’idée est d’éviter de réduire le spécisme simplement à une discrimination du point de vue de la philosophie morale, et de parler aussi et surtout du spécisme comme organisation sociale fondée sur l’exploitation animale, c’est à dire sur des institutions comme la pêche, l’élevage, la chasse, qui considèrent et utilisent les animaux comme des objets et moyens plutôt que comme des individus dont les intérêts comptent moralement.
Le concept de complexe animalo-industriel a été proposé en 1989 par une anthropologue néerlandaise, Barbara Noske, dans son livre Humans and Other Animals. Le terme (en anglais : animal-industrial complex) est directement calqué sur celui de complexe militaro-industriel qui véhicule l’idée qu’on a affaire non pas à une série d’actes individuels de cruauté animale, mais à une organisation sociale, économique, politique, dont on peut retracer l’histoire, et dont résultent des intérêts qui sont consciemment défendus par des individus et entreprises qui bénéficient de l’exploitation animale.
Cela passe par exemple par des multinationales qui élèvent les animaux à l’échelle industrielle, et qui tentent de se développer dans des pays du Sud qui pourraient être des terrains de développement du marché. Elles sont d’ailleurs parfois soutenues par des ONG de lutte contre la faim, qui financent des programmes de développement de l’élevage dans des pays d’Afrique pour lutter contre l’insécurité nutritionnelle–c’est ahurissant !
Dans ma conférence, j’ai cité Florence Burgat, parce que c’est une des rares à se poser la question du statut de propriété des animaux non-humains. Et dans son livre Être le bien d’un autre, elle fait un parallèle très intelligent, parce que très subtil, avec le Code noir (édit de Louis XIV qui réglemente l’esclavage, ndlr) et le statut de propriété des animaux. Personnellement, ça me fait halluciner que dans notre société, les animaux soient des propriétés qui peuvent être vendues et dont les propriétaires peuvent user et abuser, dans les limites d’une législation de bien-être animal qui a le mérite d’exister, mais qui reste très lacunaire.
Si, en tant que mouvement antispéciste, on arrive à rendre ça saillant, je pense que ça peut faire des campagnes intéressantes. Il y a par exemple Jocelyne Porcher en France, sociologue et ancienne éleveuse, qui défend l’élevage paysan. Elle est appréciée par une large partie de la gauche, parce qu’elle défend un idéal de « petit élevage », sous la forme d’un projet de vivre ensemble avec les animaux, qui passe par le travail des animaux non-humains, au prétexte qu’ils·elles s’épanouiraient par le travail.
Dans l’absolu, je ne suis pas frontalement opposée à cette idée de travail animal, mais elle défend en même temps la mise à mort des animaux, selon une logique maussienne de don-contre don : en échange du fait que les éleveurs·euses offriraient une « vie bonne » aux animaux, ces derniers·ères offriraient en retour leur vie tout court. C’est du délire total, mais c’est très apprécié par une partie de la gauche en France parce que c’est un discours qui permet de rejeter l’élevage industriel sans pour autant renoncer à la consommation de viande.
Dans les articles de Jocelyne Porcher, il n’y a pas un seul passage sur le fait que les animaux sont des propriétés. Je trouve ça très significatif que son édifice intellectuel se base sur cette idée de don-contre don, alors qu’en réalité la situation des animaux se décrit bien mieux par un rapport d’exploitation, d’appropriation de leurs corps et de leur vie. C’est ce que j’ai proposé dans mon mémoire de sociologie: substituer l’approche maussienne de Porcher par une approche issue des féministes matérialistes.
Ces dernières reconnaissent la valeur du concept d’exploitation, mais disent que dans le cas des rapports sociaux de sexe, cela va plus loin, puisqu’il y a carrément de l’appropriation physique directe. Et de la même façon que Colette Guillaumin fait un lien entre l’esclavage, le servage et le sexage – terme qu’elle invente pour parler de l’appropriation des femmes en tant que classe par les hommes en tant que classe – je propose d’ajouter l’élevage à la liste des rapports d’appropriation : esclavage, servage, sexage, élevage. L’élevage est à mon sens à théoriser non pas comme une relation harmonieuse de travail entre éleveurs·euses et élevé·e·s, mais comme une relation d’appropriation avec des animaux déshumanisé·e·s et animalisé·e·s.
Cela clarifie bien les concepts de complexe animalo-industriel et de propriété. Qu’en est-il du « qui mange qui » ?
Pour faire court, c’était une façon un peu imagée de rendre plus concret le fait que l’exploitation animale, c’est quand même un truc extrême, dans le sens où on mange, on ingère : on réifie tellement les animaux non-humains qu’on en fait de la nourriture. Leur consommation devient le but même de leur existence.
Tu as beaucoup travaillé sur les convergences entre les luttes féministes et les luttes animalistes.
Un exemple historique marquant est celui des suffragettes qui se sont mobilisées contre la vivisection. Ces femmes n’avaient même pas le droit de vote, mais elles s’organisaient tout de même pour créer des collectifs d’opposition à la vivisection. J’ai aussi proposé un terme, celui de carnosexisme, pour désigner le fait que dans les représentations culturelles, il y a une sorte de mélange bizarre et malaisant entre des corps féminins animalisés et des corps d’animaux sexualisés. Ça fait écho au concept du «référent absent» dont parle l’autrice féministe végane Carol J. Adams dans son ouvrage La politique sexuelle de la viande, et qui renvoie au fait que l’individu à l’origine de la viande disparaît totalement derrière le produit; comme si les animaux d’élevage étaient toujours déjà de la viande.
Les représentations carnosexistes, dans la publicité par exemple, correspondent au fantasme de «l’Homme» qui voit les femmes et les animaux comme des commodités à sa disposition, pour un usage à la fois gustatif et sexuel; ce sont des objets. Le carnosexisme, c’est une sorte de male gaze et human gaze combinés. Dans les publicités on trouve aussi beaucoup de suicide food, ces représentations d’animaux consentants à être mangés. Ce sont des représentations joviales, souvent cartoonesques, où on les voit conduire eux mêmes le camion qui les mènent à l’abattoir par exemple, ou encore se découper eux-mêmes en tranches, ce qui alimente le mythe de la viande heureuse.
Dans un livre collectif sorti en 2021, (V)égaux. Vers un véganisme intersectionnel, je fais le parallèle entre la suicide food et la culture du viol qui, d’une façon ou d’une autre, présente les femmes comme consentantes et actrices – et non victimes – de leur propre commodification. Pour moi, il y a vraiment un parallèle entre culture de la viande et culture du viol. Et ça se traduit assez explicitement dans les contenus culturels.
Que peux-tu dire sur un sujet qui me tient à cœur, les aspects sanitaires de la consommation de produits d’origine animale?
Il y a un livre de Lucile Leclair que j’ai beaucoup aimé, Pandémies, une production industrielle, dans lequel la journaliste explique qu’avec l’intensification de l’élevage, on augmente les risques pandémiques et de zoonoses. Et quelle est la solution choisie pour y remédier? La «biosécurité», c’est-à-dire le fait d’exiger des élevages la mise en place de protocoles sanitaires drastiques, mais qui ne peuvent souvent être mis en place que par les grands élevages… qui sont à la source du problème. Ainsi, c’est un cercle vicieux qui se met en place, puisque la biosécurité pénalise encore plus les petits élevages, et renforce le modèle intensif.
Il y a aussi la question des déserts alimentaires, ces zones géographiques dans lesquelles les habitant·e·s vivent avec très peu d’accès à de la nourriture de qualité, ou alors à un prix très élevé. Il y a beaucoup d’exemples, notamment aux États-Unis, où des populations pauvres et souvent racisées sont concentrées dans ces zones, avec comme seule option les épiceries où on retrouve de l’alcool, de la bouffe de mauvaise qualité et éventuellement quelques fruits et légumes, mais à un prix exorbitant.
Il faut se pencher sur la meilleure façon d’assurer l’accès pour toutes et tous à une nourriture végétale de qualité, saine, abordable, et au mieux, écologique.
Un principe qui m’est très cher est celui de parler de solidarité animale. Nos luttes sont communes parce qu’on vit des oppressions entrelacées et qu’on partage un sort commun, celui de la sentience, le fait de pouvoir ressentir subjectivement les choses, des émotions, des désirs, des préférences. En fait, si je cherche vraiment le fondement de pourquoi je lutte, c’est évidemment la question de la souffrance, de l’épanouissement, du bonheur. C’est finalement très peu formulé dans les luttes de gauche, le « pourquoi » on fait tout ça, lutter contre les injustices ou tenter de promouvoir une vie bonne pour toutes et tous. Et je trouve que, parfois, ça vaut le coup de le rappeler.
Propos recueillis par Marc Wirth