Deux degrés dans l’intimité pour l’égalité ?

Si la pilule est associée dans l’imaginaire collectif à la libération des femmes et à la révolution sexuelle, l’assignation quasi automatique de la charge contraceptive à ces dernières questionne aujourd’hui et pousse au développement de nouvelles méthodes contraceptives. Nous analyserons ici les origines et les enjeux de la contraception masculine thermique.

Anneau contraceptif masculin
L’Andro-switch est un dispositif de contraception masculine thermique qui doit encore réaliser une étude clinique.

À la base de l’asymétrie con­tra­ceptive réside une asymétrie des connaissances. Rene Almeling dans son ouvrage GUYnecology revient sur la création d’un savoir gynécologique d’une part et de l’ignorance andrologique d’autre part. Au milieu du 19e siècle, la médecine entre dans un processus d’institutionnalisation. Chaque partie du corps, ou système, devient progressivement une spécialité constituant une profession à part entière : on ne devient plus médecin mais cardiologue, ophtalmologue, gynécologue, etc. 

Ce mouvement de spécialisation vient de l’accumulation de nouvelles connaissances sur chacun de ces systèmes mais ne concerne pas le corps dans son entièreté. Si la majorité des spécialités se développent en englobant les deux genres indistinctement (souvent au détriment de la santé des femmes d’ailleurs), les organes génitaux feront l’objet d’une distinction d’étude et d’un intérêt divergent. En effet, la gynécologie figure parmi les premières spécialités institutionnalisées alors que l’andrologie, après quelques tentatives de professionnalisation, sera abandonnée durant plus d’un siècle avant de redevenir un sujet d’étude, et une discipline à part entière, dès les années 1960. 

Selon Almeling, le penchant médical pour les organes génitaux féminins, loin de provenir d’un altruisme désintéressé, venait de l’assomption que le système reproductif féminin dominait la santé physique et psychologique des femmes1, légitimant un intérêt et, de ce fait, un contrôle du corps des femmes par des praticiens très largement masculins. Dans cet élan analytique, le corps féminin s’est vu fortement associé à la reproduction et à ses problèmes. Cela conduira au développement, dans les années 1950-60, de la pilule à œstrogènes.

Entre révolution et critique

Si la pilule est un symbole de la libération sexuelle des femmes durant les années 1960, elle reste critiquable sur de nombreux points. Nous nous concentrerons ici sur l’aspect médical et la charge contraceptive que représente la pilule. Celle-ci met en effet l’entière responsabilité de la contraception à la charge des femmes. Les hommes hétérosexuels peuvent, de fait, pour cette raison et pour d’autres encore, profiter de relations sexuelles sans jamais avoir à se soucier de la possibilité d’une grossesse. De plus, les effets secondaires nocifs de la pilule, pouvant aller jusqu’à l’embolie pulmonaire, ont été largement démontrés. Les femmes risquent donc leur santé et ajoutent à leur (double) journée la charge mentale de la contraception. 

Ces problématiques ont acquis ces dernières années une plus grande reconnaissance publique et médicale. Historiquement, différents groupes se sont organisés pour élaborer des techniques de contraception masculine. La vasectomie apparait par exemple déjà dans certains milieux anarchistes français à la fin du 19e siècle. 

Plus récemment et dans la mouvance des groupes d’hommes des années 1970, s’est constituée en 1979 l’Association pour la recherche et le développement de la contraception masculine (ARDECOM), une association réunissant des militants voulant développer la contraception masculine. Un de ces groupes en particulier, localisé à Toulouse, a développé, avec le soutien du Dr Mieusset, la contraception masculine thermique. Cette technique repose sur un mécanisme physiologique simple. Les testicules pendent du corps afin de maintenir ces organes à une température légèrement inférieure à celle du reste du corps, pour permettre la spermatogenèse (processus de formation des spermatozoïdes qui dure environ 70 jours). 

Durant le développement des testicules, ces derniers suivent un parcours qui les amène progressivement à sortir du corps. Néanmoins, après la fin du développement, ces derniers peuvent prendre le chemin inverse. Les militants de l’ARDECOM créent ainsi les slips chauffants, sous-­vêtements qui permettent de faire remonter mécaniquement les testicules plus proches du corps et donc à une température qui empêche la spermatogenèse. Les utilisateurs doivent le porter 15 heures par jour durant 3 mois avant d’être « contraceptés », puis maintiennent leur infertilité tant qu’ils l’utilisent. 

Deux spermogrammes font partie de l’expérience, un initial pour évaluer la fertilité et un deuxième après 3 mois afin d’observer l’effet de la procédure et l’infertilité « artificielle » induite. Plusieurs articles documentant la procédure et sa redoutable efficacité sont publiés par le Dr Mieusset dans l’indifférence générale. Ce n’est que récemment que le sujet regagne de l’attention médiatique avec le développement de l’Andro-Switch, un anneau en silicone fonctionnant sur le même principe. 

Néanmoins, si les médias se sont légèrement intéressés à la question, les institutions médicales délaissent actuellement cette méthode et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) française l’a même interdite à la vente. Cette dernière demande la mise en place d’essais cliniques avant d’autoriser le dispositif. En mars 2023, la coopérative Entrelac, chargée d’encadrer la certification de l’Andro-Switch, décroche 300 000 dollars lors d’un concours. La procédure a donc débuté mais nécessite encore du soutien financier (plus d’informations ici ↗︎). Contrairement aux entreprises pharma qui bénéficient largement de l’argent public pour développer leurs médicaments, ce genre de « petits » projets sont délaissés par les autorités et à la seule charge des petites structures. 

Comme pour de nombreux changements dans les paradigmes médicaux, il semble que l’impulsion doive être imposée par des personnes concernées. Néanmoins cette perspective semble contrariée puisque les principaux intéressés, les hommes, profitent directement du désintérêt général et de la délégation contraceptive à leurs partenaires. Pour contrer cela, la médiatisation et la politisation de la contraception semblent essentielles et sont de fait effectuées par diverses actrices (voir notamment le podcast «Les Couilles sur la table» de Victoire Tuaillon).  

Une nouvelle révolution sexuelle ? 

Si la contraception masculine thermique pourrait constituer une manière directe d’ôter la charge contraceptive des épaules des femmes, il convient également de questionner quelle avancée concrète elle représente dans la lutte féministe. La pilule a créé une révolution précisément parce qu’elle donnait l’intégralité du contrôle contraceptif aux femmes. Contrairement à d’autres formes contraceptives, la pilule peut être prise sans le consentement du partenaire et permet au corps sujet à la grossesse de s’en prémunir. 

La contraception masculine thermique reprend ce contrôle et le place entre les mains du corps qui ne sera pas sujet aux conséquences d’une grossesse non désirée. Dans un cadre d’une relation de totale confiance, cette méthode peut décharger les femmes de la contraception mais perd ce potentiel émancipateur dans toute autre configuration. Comment une femme peut-elle s’assurer du port régulier de l’anneau ou du slip chauffant d’un partenaire qu’elle ne côtoie pas tous les jours et qui ne subira pas les conséquences de son potentiel mensonge ? 

De même, la contraception masculine, qu’elle soit thermique ou pas, risque d’induire l’identification de ses utilisateurs à de nouvelles formes de masculinités dites pro-féministes ou progressistes qui peuvent renforcer en réalité la place des hommes dans le système du genre. Les études des masculinités sont plutôt unanimes à ce sujet et montrent que, loin de diminuer les écarts de pouvoir genrés, ces positions de « nouveaux hommes modernes » tendent plutôt à les renforcer. 

Porter un slip chauffant ne constitue pas en soi une remise en question de l’ordre genré et hétéro­sexuel mais simplement une légère modification de ce dernier. Il peut même créer l’inverse. En affichant une pratique perçue comme une déconstruction de sa masculinité (on peut citer comme exemple très actuel le fait de mettre du vernis à ongles pour un homme hétérosexuel), les hommes se réclament de ce même discours et se placent implicitement du côté des « bons hommes alliés ». Ce faisant, il devient plus complexe de percevoir de potentiels comportements sexistes puisque ces hommes sont perçus comme féministes et se protègent ainsi des accusations. La logique ici étant : je ne peux pas être sexiste puisque j’adopte un comportement « féministe ».

Quelles revendications ? 

La contraception masculine thermique ne constitue donc pas, dans le cadre patriarcal actuel, une révolution féministe. Elle permet, potentiellement, dans certaines rares situations de confiance de décharger les femmes de la contraception qui peut représenter une charge mentale et un risque de santé réel. Elle devrait, de ce fait, faire l’objet d’une diffusion afin de permettre aux personnes se retrouvant dans cette situation de mieux répartir les tâches au sein du couple. 

En revanche, elle ne remet pas en question la domination de genre des hommes sur les femmes et peut même représenter une aggravation de ce rapport de domination par l’invisibilisation de comportements problématiques de la part d’hommes qui, se revendiquant féministes, se prémunissent d’accusations par l’adoption de « pratiques féministes ». 

Cette méthode n’est donc pas à jeter à la poubelle mais il convient de la questionner et de ne pas oublier que, derrière des testicules à 38,5°, se trouve un homme qui tient une position structurelle de domination, position qui n’est pas fondamentalement remise en question par deux degrés de plus dans son intimité. Un mouvement tel que solidaritéS doit inclure une analyse et des revendications globales concernant les questionnements contraceptifs, qu’il doit constamment associer à un engagement pour la fin du patriarcat, seule condition d’avancée majeure sur ce terrain. 

La gratuité des moyens con­tra­ceptifs, des procédures de stérilisation et des soins gynécologiques représenteraient néanmoins divers progrès concrets qui doivent aller de pair avec le développement de nouvelles formes de contraception. Cette recherche doit en outre passer par le développement et l’investissement public dans la recherche et non pas par le privé qui ne répond qu’à la loi du marché. La santé contraceptive/sexuelle ne doit pas faire l’objet de spéculation financière et seul un monopole d’État sur cette dernière garantira son accessibilité et sa qualité pour touxtes !

L’andrologie abandonnée avant d’exister

Le non-développement de l’andrologie proviendrait-il alors de l’absence de besoins concernant d’éventuels problèmes médicaux liés à l’appareil reproducteur masculin ? Sûrement pas! Dans la seconde moitié du 19e siècle, la syphilis est extrêmement répandue et pose de larges problèmes de santé publique. Si cette IST est aujourd’hui facilement traitable par pénicilline (premier antibiotique développé), ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’elle devient accessible au grand public. En 1850, on traite la syphilis avec du mercure dont l’efficacité était inversement proportionnelle à sa toxicité. Ce n’est donc pas un manque de besoins qui empêchera le développement de l’andrologie mais la combinaison, d’une part, de l’association de la reproduction au seul corps féminin et, d’autre part, de certains tabous entourant les problèmes « masculins ».

Les troubles de l’érection, les IST et l’infertilité endossent, en effet, un fort stigmate puisqu’ils entrent en contradiction directe avec l’image d’un homme viril et fidèle à sa femme. Les praticiens ne voulaient alors pas être associés à ces manquements moraux et les hommes souffrant de ces problèmes étaient pris en charge par des structures délégitimées par le reste de la profession comme relevant du charlatanisme. Il existait donc des « cliniques » pour hommes, mais elles ne bénéficiaient pas de l’institutionnalisation croissante de la médecine. Les quelques médecins qui ont déclaré en 1891 dans le Journal of the American Medical Association (JAMA) la fondation de l’« Andrologie comme spécialité » ont été ridiculisés par leurs confrères et leur tentative mise en échec. Au-delà d’un manque d’intérêt, une perte de connaissance est à déplorer, puisque les « charlatans » qui prenaient en charge ces problèmes n’ont jamais pu profiter de la légitimité scientifique. Ainsi, tout le savoir qui a pu être accumulé dans ces centres a été perdu.

Développement de la gynécologie et de la pilule

L’institutionnalisation de la gynécologie a permis par la suite l’étude approfondie des hormones « féminines », les œstrogènes. C’est ce que démontre la sociologue Nelly Oudshoorn dans son étude de l’émergence du « modèle hormonal ». En effet, l’étude des hormones dépendait largement de l’approvisionnement des laboratoires en matière première. Les premières sources étaient animales et nécessitaient des quantités de tissus astronomiques. Cette limitation matérielle a créé un goulot d’étranglement pour la recherche, qui a été dépassé par la découverte d’une nouvelle source d’hormones : l’urine. L’urine des femmes enceintes présente un fort taux d’œstrogènes et constitue ainsi une source d’approvisionnement bien meilleure que les tissus animaux.

Cette nouvelle source a permis l’élargissement de la recherche hormonale en laboratoire. Les unités gynécologiques en hôpital sont devenues les premières sources d’approvisionnement, puisqu’elles offraient un cadre idéal de récolte. L’urine masculine offrait le même avantage théorique, mais pas dans la pratique. Il n’existait pas de cadre institutionnel propice à la récolte. De plus, si la teneur en hormones d’hommes « bien portants » était intéressante pour la recherche, les taux hormonaux de l’urine des patients des hôpitaux étaient en général plus faibles. Ce n’est qu’avec le développement de la chimie organique et de la synthèse de ces hormones que la recherche a pu avancer également sur les hormones « masculines ». Ce développement asymétrique explique donc, en partie, la connaissance approfondie des œstrogènes et l’arrivée sur le marché de la pilule au début des années 1960.

Clément Bindschaedler