Self-help Gynécologique et reproduction des rapports de pouvoir

Le premier ouvrage de Lucile Quéré qui vient de paraître analyse les pratiques de collectifs féministes qui contestent l’emprise médicale sur le corps et la sexualité des femmes.

Une femme tient un autocollant “abortion legal” lors de la convention du Parti démocrate
Le mouvement du self-help féministe est né au début des années 1970 aux États-Unis. Convention du Parti démocrate, New York, 1976

Lucile Quéré est une sociologue et chercheuse française, associée au Centre en études genre (CEG) à l’Université de Lausanne. En ce moment, elle est collaboratrice scientifique à la HES-SO Valais et militante active du collectif vaudois de la Grève féministe.

L’ouvrage, issu de sa thèse de doctorat en sciences sociales, étudie, à travers l’observation participante de collectifs féministes de «self-help gynécologique» et d’entretiens avec leurs militantes – en France, Belgique et Suisse romande entre 2015 et 2019 – comment la stratégie, qui est celle du corps des femmes, est mobilisée par ces collectifs afin de produire un « nous » féministe.

Une histoire du self-help

Le livre retrace l’histoire de la contestation féministe de la médecine et de l’anatomie, en faisant un retour obligé sur le mouvement féministe étasunien des années 1970, dont les revendications consistaient à dénoncer les violences gynécologiques et à disposer librement de son corps. 

L’autrice s’emploie ensuite à décrire les modalités contemporaines du self-help féministe tel que pratiqué en France, en Belgique et en Suisse. Lucile Quéré s’intéresse à la manière dont l’outil de l’intersectionnalité est diffusé et normalisé dans les mouvements féministes contemporains. Elle identifie qu’un certain usage de l’intersectionnalité peut participer à reproduire des rapports inégaux au sein des collectifs, contrairement à la logique initiale du concept portée par Kimberlé Crenshaw.

Après un temps considérable passé au sein de différents ateliers et sessions de self-help, l’autrice met à jour les dynamiques internes entre les militantes. Elle apporte une attention particulière à la manière dont est divisé le travail militant. De ce fait, en observant comment « ce travail est adopté ou rejeté, prescrit ou proscrit, divisé ou non, valorisé ou dévalué, et ce au nom de l’intersectionnalité, on peut saisir qui est inclus ou exclu dans le ‹ nous › féministe promu ».

Bien que les militantes du self-help gynécologique se revendiquent de l’inclusivité et fassent la promotion active de l’approche intersectionnelle (articulation de différents rapports de domination), leur discours participe en réalité plutôt à la création de la « bonne conscience militante ». En effet, ces collectifs sont remplis quasi exclusivement de femmes cis blanches hétérosexuelles, toutes diplômées, d’un statut socio-économique qu’on peut qualifier d’aisé. Lorsqu’on y retrouve 2-3 militantes issues de l’immigration post-coloniale, non blanches et/ou racisées, on leur confie des tâches militantes différentes au sein des ateliers. 

Plus précisément, on assiste à une division raciale du travail du care et du travail émotionnel comme on peut le voir dans l’extrait suivant : « C’est toujours les mêmes qui font ce travail, pour laisser l’espace aux autres de pleurer, leur donner ton épaule… ça pose la question de qui peut prendre la place avec ses émotions […] j’ai l’impression d’avoir toujours ce rôle-là, de la meuf forte, toujours solide, parce que je ne suis pas blonde, je n’ai pas des petites taches de rousseur… »

Bienveillance ? 

Si le « corps » et les pratiques d’auto-­observation gynécologique sont selon les militantes du self-help la stratégie clé permettant de créer un « nous » féministe, les discours et pratiques qui traversent ces collectifs sont problématiques en ce qu’ils renvoient à des manières racialisées d’incarner son corps. 

Cela s’accompagne aussi de la construction d’espaces et de relations « bienveillantes », visant une approche apaisée et l’évitement de conflits, qui vient masquer les rapports de domination qui traversent ces collectifs, au nom de l’unité la plus large des femmes ; au nom de la « sororité ».

La manière dont ces dernières traitent le « corps », en l’érigeant comme élément unificateur – au-delà des divergences idéologiques, politiques ou des appartenances sociales de classe et de race – pointe du doigt la faiblesse théorique et politique sur laquelle sont construits ces collectifs féministes. Finalement, le « nous » le plus large possible, érigé comme un « nous » universel, n’est en rien neutre, ni large. Au contraire, il représente la catégorie dominante de la classe sociale « femmes », à savoir les femmes cis, blanches, hétérosexuelles, de classe moyenne ou aisée. 

Cet ouvrage tend à démontrer que la culture du self-help et les pratiques féministes « bienveillantes » n’empêchent pas la reproduction des inégalités et des rapports de pouvoir, mais les dissimulent, au nom de l’inclusivité. Nous en recommandons la lecture ! 

Tamara Knežević