Notre ventre, notre loi !

À l’heure où les féministes se mobilisent pour le droit à l’avortement à travers le monde, l’histoire du combat pour l’avortement en Suisse nous replonge dans une lutte portée dès 1968 par, entre autres, une nouvelle génération de féministes : le Mouvement de libération des femmes/Frauenbefreiungsbewegung (MLF/FBB).

Photo de la manifestation du 8 mars 1975 à Zurich, avec des slogans pour le droit à l'avortement en Suisse.
«Avoir des enfants ou pas – nous voulons décider seules», manifestation du 8 mars, Zurich, 1975

Au début des années 1970, après l’obtention du droit de vote, de plus en plus de femmes s’organisent en Suisse au sein de groupes non mixtes et autonomes, c’est-à-dire indépendants de l’État et des partis, mais aussi des associations féminines suffragistes préexistantes. 

Pour cette nouvelle génération de féministes, les droits civiques ne suffisent pas, il s’agit de lutter contre l’oppression spécifique subie par les femmes dans tous les domaines de la vie. «Nous luttons pour que la vie ait un sens !» peut-on ainsi lire sur un des premiers tracts du MLF neuchâtelois. Dès le début de la décennie, des groupes MLF/FBB émergent un peu partout en Suisse et s’inscrivent d’emblée dans un mouvement transnational en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. 

Pour ces nouveaux groupes, l’autonomie des femmes passe par le droit de disposer librement de son corps. La question de l’avortement est dès lors un catalyseur. L’interruption volontaire de grossesse (IVG) est alors interdite en Suisse, sauf dans le cas où la santé de la mère est menacée par la grossesse. Des peines sévères punissent les contrevenantes et les femmes sont considérées comme des criminelles. L’interprétation de ce qui constitue un «danger» pour la «santé» diffère en fonction des cantons. Alors que Genève est l’une des « capitales » européennes de l’avortement, à Fribourg, par exemple, on ne trouve à la même période qu’un seul médecin prêt à pratiquer des IVG.

Congrès et anti-Congrès

En janvier 1975, le 4e Congrès national des intérêts féminins accueille diverses discussions et activités autour des problématiques de «la ménagère et la famille dans une société en pleine mutation» ou de  «la femme dans le monde du travail»

L’avortement fait office de grand absent des thématiques évoquées. C’est la raison qui pousse les différentes sections du MLF/FBB à s’affirmer pour la première fois au niveau national par une démarche commune : mettre sur pied un anti-Congrès, parallèlement au Congrès officiel, qui fait de l’avortement son thème principal. Mais les militantes du MLF ne s’arrêtent pas là. Elles s’invitent au Congrès officiel avec pour mot d’ordre la provocation par l’action : elles distribuent des tracts, interrompent des discussions et déploient des banderoles. 

Le slogan est intemporel : «Toute politique sur notre ventre ne se fera pas sur notre dos.» Après de nombreuses interpellations des féministes du MLF sur la question de l’avortement, les organisatrices leur donnent une tribune libre – l’avortement finit donc par être à l’ordre du jour !

Épreuves et tribulations dans les urnes 

Après le refus par les Chambres fédérales d’une première «initiative pour la décriminalisation de l’avortement», lancée par l’Union suisse pour la décriminalisation de l’avortement et soutenue par les MLF/FBB, une seconde initiative «pour la solution des délais» est soumise au vote en 1977, et rejetée de justesse, par 51,7 % des votant·e·s. Mais la question de l’avortement continue à occuper les institutions politiques suisses. En 1985, l’initiative «Pour le droit à la vie», issue des milieux conservateurs, est refusée à 69 %. 

La Grève des femmes de 1991 relance le débat, et une initiative parlementaire sur la «solution du délai» est déposée par Barbara Haering (PS) en 1993. Il faut attendre 2002 pour que les votant·e·s suisses se prononcent sur la question, en parallèle à une initiative lancée par un groupement chrétien fondamentaliste soutenu par une vingtaine de sections cantonales du PDC et de l’UDC ainsi que par l’UDF. Le résultat est limpide: la modification du Code pénal impliquant une solution du délai de douze semaines est acceptée à 72,2 % – l’initiative fondamentaliste refusée à 81,8 %. L’accès à l’avortement est enfin protégé au niveau fédéral.

Vers le 14 juin 2023

Les 30 ans de retard qu’a pris la Suisse sur la question de l’avortement entre les mobilisations des années 1970 et la votation de 2002 exemplifie le décalage redondant entre les pratiques militantes et les résultats politiques dans le pays. Les forces conservatrices et rétrogrades ne manquent pas de nous montrer que rien n’est jamais acquis ; les deux initiatives de l’UDC en récolte de signatures pour ébranler notre droit à l’avortement en sont une douloureuse piqûre de rappel. 

Mais face à ces attaques, la riposte féministe est plus forte et plus massive que jamais. Le 14 juin prochain, des centaines de milliers de personnes prendront la rue et feront la grève féministe pour exiger, parmi dix revendications concrètes, l’ancrage du droit à l’avortement libre et gratuit dans la Constitution. 

Marie Spang   Anne-Valérie Zuber