Nourrir le monde… et ses enfants
Le monde agricole apparaît le plus souvent dans l’imaginaire collectif comme un univers majoritairement masculin, viril, un monde où la terre se transmet de père en fils. Nous sommes allées à la rencontre de Sara*, femme paysanne du Nord vaudois, pour discuter des réalités paysannes de nos régions.
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture (FAO), 43% de la main-d’œuvre agricole dans le monde est constituée de femmes. Jusqu’à 60% dans les pays du Sud global. Les femmes travaillent donc la terre pour nourrir le monde, mais seulement 15% des propriétaires terrien·ne·s à l’échelle mondiale sont des femmes. En Suisse, elles représentent environ 36% des personnes travaillant dans l’agriculture. Seules 6% d’entre elles sont à la tête de leur propre ferme. La norme pour une femme paysanne, c’est de mener de front le travail à la ferme, une activité professionnelle externe et les tâches reproductives, de soin, d’éducation et ménagères. Ces doubles, voire triples rôles, sont vus comme étant « normaux » dans le monde agricole et le travail des femmes est invisibilisé et non reconnu.
Le récit de Sara
C’est ce que raconte Sara*, 57 ans, qui a contribué pendant plus de 30 ans comme seule femme sur l’exploitation familiale, endossant un triple rôle : mère, agricultrice et employée à la poste à 60 %. Elle témoigne : « Le rôle des épouses, des mères dans les fermes est extrêmement important, car elles affrontent souvent deux emplois et relient tout le monde, elles sont à l’écoute de tou·te·s. » Pendant de longues années, Sara a pris soin de 6 personnes, dont son beau-père. Elle s’occupe de la comptabilité, de la transformation des produits, du self-service à la ferme, de l’éducation de ses enfants, des repas, des lessives, du ménage et aide lors des moissons et des foins. Un ensemble de tâches ordinaires pour les femmes paysannes.
Entre toutes ces tâches, Sara n’a pas de temps pour du repos : « Je l’ai toujours dit, je n’ai pas eu tellement le choix, […] ce qui était le plus difficile, c’est qu’on ne valorisait que les hommes et leur travail […]. D’ailleurs, je n’ai jamais osé prendre des vacances avec des amies. La femme, elle, est là pour assumer tout le travail de la maison. »
Bien que son rôle soit indispensable à la vie de famille et à la ferme, Sara ne s’est pendant longtemps pas sentie assez reconnue : « Aujourd’hui je me sens un peu plus reconnue. Mais quand j’étais plus jeune, l’ancienne génération me faisait sentir que mon travail avait peu d’importance, parce que c’était considéré comme tout à fait normal. »
Son travail à 60 % à la poste représente une aide stable, mais ne permet de loin pas de subvenir aux besoins de la famille. Pas de salaire signifie également pas de congé maladie, ni de congé maternité. Les femmes paysannes n’ont pas non plus de retraite ; plus de la moitié des femmes paysannes n’ont pas de compte AVS propre et ne cotisent pas au 2e pilier.
Sara a dû trouver des solutions d’appoint pour s’assurer une protection sociale minimale : « Lorsque nous avons repris en 1992, le conseiller agricole m’a incitée à faire une couverture pour une perte de gain toute petite (12 000 francs/année) au cas où il y a un problème de santé. » Mais cela n’est bien sûr pas suffisant.
Sara est née dans ce monde agricole et son lien à la terre est très fort. Malgré les conditions difficiles, elle est fière de ses racines rurales et de son travail, mais elle souhaite que le rôle majeur des femmes paysannes soit entièrement reconnu. Dans le monde agricole, déjà synonyme de précarité, les femmes sont dans des situations encore plus précaires.
Un enjeu ici et partout ailleurs
Cet enjeu n’est pas spécifique à la Suisse mais fait écho aux luttes des paysan·nes qui nourrissent le monde. Le Mouvement Paysan International, La Via Campesina, fondée en 1933, rassemble des paysan·ne·xs, des travailleur·euse·xs sans terre, des autochtones, des éleveur·euse·xs, des pêcheur·euse·xs, des travailleur·euse·xs agricoles migrant·exs, des femmes rurales et des jeunes du monde entier.
La Via Campesina lutte contre les injustices sociales que subissent les travailleur·euse·xs du monde agricole et se bat pour la reconnaissance du double travail productif et reproductif. Dans ce but, La Via Campesina appelle à un « féminisme paysan et populaire », un féminisme des classes populaires qui part de la réalité du monde rural et non du monde urbain.
En Suisse et internationalement, luttons avec les femmes paysannes pour la reconnaissance du double travail productif et reproductif et pourun féminisme paysan et populaire !
Laeticia Romanens Ella-Mona Chevalley, Solidarité & Écologie Yverdon
*prénom d’emprunt