La démocratie en maillot de bain
Cornelia Hummel publie La piscine municipale. Ethnographie sensible d’un commun aux éditions MétisPresses. Le livre mêle texte, photographies de David Wagnières et sons de Henri Michiels. Entretien avec l’autrice.
Le sous-titre du livre donne pour caractéristique à la piscine municipale, la notion de commun. Il y a aussi la notion de « commun modeste » qui ressort beaucoup. Pourquoi ce choix ?
Le commun modeste s’oppose, dans ma tête, au commun qui est très médiatisé en ce moment, le «nouveau» commun. L’exemple que je prends souvent, c’est les potagers urbains, qui sont qualifiés de commun parce qu’ils sont en principe accessibles à tout le monde, moyennant le fait d’être membre d’une association ou d’un collectif.
J’ai envie de rappeler qu’on a des communs, auxquels on doit porter soin et qui sont, à certains égards, plus inclusifs que les nouveaux communs. Je reprends l’exemple des potagers urbains : des travaux en sociologie montrent qu’ils sont souvent des lieux d’entre-soi, où se rassemblent les gens qui ont un certain capital culturel, un certain capital scolaire, et des gens qui ont déjà un réseau social important. À l’inverse, une piscine municipale, c’est vraiment un lieu où il y a des gens de toutes sortes. Les nageurs·euses sportif·ve·s du grand bassin, par exemple, sont souvent d’un niveau social un peu supérieur aux familles qui pique-niquent, qui restent des journées entières pour rentabiliser leur entrée.
Donc il y a une vraie diversité sociale dans une piscine municipale. Et l’adjectif «modeste», c’est parce qu’on n’en parle jamais, justement, de la piscine comme commun. En fait, c’était l’impulsion initiale du livre : je me suis dite «mais pourquoi les sociologues ne se sont pas intéressés à ces espaces-là?» Il y a un seul collègue français qui travaille dessus, mais plutôt sur la pratique de la natation, pas sur les piscines comme lieux à la fois sportifs et récréatifs. Donc tout le monde s’en fiche des piscines, alors qu’elles sont fréquentées par des dizaines de milliers de gens, tous les jours, à Genève et ailleurs, et ça n’intéresse personne.
Donc c’est une forme de plaidoyer, que de dire: on a des infrastructures, on a des installations, on a des lieux qui sont accessible à très peu de frais. Et puis par ailleurs, ces piscines, elles sont menacées par tous ces centres aqualudiques, ces centres de bien-être, où l’entrée coûte 5 à 10 fois plus cher, et qui sont donc moins accessibles, en tout cas moins souvent, et comme c’est cher ça devient LA grande sortie et pas une activité fréquente. Les piscines publiques sont à la fois invisibilisées et menacées par le biais de leur consommation énergétique et par la mode des centres aquamachins, qui sont d’ailleurs souvent en mains privées.
Tu as évoqué cette idée qu’il y a plusieurs types de classes sociales, par exemple ces nageurs sportifs qui sont dans le grand bassin. Est-ce que tu peux nous parler un peu plus de la structuration de l’espace au sein de la piscine municipale ?
Alors en général, dans toutes les piscines, il y a un bassin de 25 mètres, et dans les grandes piscines, il y a un bassin de 50 mètres, le bassin « olympique » qui est traversé par des lignes d’eau, des lignes en plastique qui délimitent des couloirs de nage. C’est là qu’on trouve les nageurs sportifs qui viennent souvent le matin avant d’aller travailler ou le soir à la sortie du travail. Le bassin de 25 mètres est en général complètement partagé. Il n’est pas découpé, il n’est pas structuré en lignes. Là, on trouve les enfants en âge de nager, les grands-parents ou parents qui les surveillent, les ados, tout le monde. La plupart du temps il y a une pataugeoire pour les tous petits.
Dans les grandes installations, dans les infrastructures qui ont de l’espace, on trouve aussi un toboggan et son bassin de réception et 1,2,3 plongeoirs, qui sont les lieux préférés des adolescents, et cela depuis des décennies. Le plongeoir, c’est le lieu de la mise en scène adolescente. Et là aussi, il y a un collègue français qui montre que les plongeoirs sont aussi en péril. Parce qu’il faut une fosse de réception assez profonde et ça coûte cher, il faut exercer plus de surveillance parce que c’est dangereux. En France, beaucoup de plongeoirs disparaissent alors que ce sont des lieux où se joue tellement de choses. Donc les piscines publiques sont à géométrie variable : les petites, c’est pataugeoire et bassin de 25 mètres, et les grandes, c’est bassin olympique, bassin de 25 mètres, pataugeoire, toboggans, plongeoirs et espaces verts, très importants les espaces verts !
On revient à la première question, pour quelles raisons les sociologues ne se seraient pas assez intéressés à la question, tu as une idée ?
C’est tellement banal, je pense que c’est un lieu trop banal. Moi j’adore ce genre de lieux d’une grande banalité. J’adore les stations-services, les supermarchés. J’aime les lieux où toutes sortes de gens passent et pour des raisons de trop grande banalité, ça n’intéresse personne. J’ai mentionné les supermarchés, ce sont des lieux de mixité, alors effectivement où la plupart du temps on ne fait que se croiser, mais ce sont quand même des lieux d’une très grande mixité.
Dans le fait de se croiser, tu évoques plusieurs fois la notion de regard. Dans le livre, il y a une nageuse-sauveteuse qui dis justement, « on voit mais on ne regarde pas ». Qu’est-ce que cela implique ?
Alors c’est intéressant car tout le monde est dévêtu à la piscine, et a priori, les codes qui sont respectés par tout le monde, sauf par les ados, c’est de ne pas « mater ». À la piscine on ne mate pas, on regarde vaguement, on ferme les yeux quand on bronze sur sa serviette, ou on lit, on écoute de la musique avec les yeux dans le vague. Et ça, c’est un code que beaucoup de gens, la plupart des gens, respectent. Et quand quelqu’un regarde, ça se sent très vite, ça provoque un certain malaise. Par contre les ados se montrent, cherchent le regard – ou au contraire le fuient – et regardent énormément parce qu’ils sont dans l’âge d’évaluation des corps, l’évaluation des performances. On parlait du plongeoir tout à l’heure : on se fait regarder et on regarde. Mais ils se regardent entre eux, ils ne regardent pas les autres.
Cela participe à une construction de soi ?
Oui…
Via la performance ?
Via la performance, via le fait d’oser se montrer en maillot de bain. Il y a plein d’ados pour qui c’est un problème, de s’exposer, parce qu’ils et elles sont dans un âge où ils et elles ne sont pas très à l’aise avec leur corps. Donc il y a ceux et celles qui osent, ceux et celles qui n’osent pas, ceux et celles qui gloussent. Le corps a un rôle immense. Et je pense que c’est aussi pour ça que plein de gens se souviennent de leur adolescence à la piscine. Il y notamment la gêne, où un été une jeune fille prend d’un coup de la poitrine et puis doit penser à adapter ses hauts de maillots de bain et puis elle a l’impression que tout le monde ne regarde que ça. Pareil pour le jeune homme avec son entrejambe. Et tous le monde, même les âgés ont des souvenirs d’adolescence à la piscine. Pour les ados avec qui j’ai parlé pareil, ils parlent beaucoup de ça, du rapport au corps.
Il y a une structuration du genre au sein de la piscine. Est-ce que tu peux nous évoquer ce qu’il y a vis-à-vis de ça ?
C’est un lieu genré, binaire, dans son organisation, avec des vestiaires hommes, des vestiaires femmes. Les vestiaires des femmes sont beaucoup plus grands avec des dames âgées qui investissent des casiers à la saison.
Le solarium devant le bassin olympique est en partie occupé par des femmes et elles ne veulent pas d’hommes dans leur coin. Et puis le plongeoir qui est un lieu qu’utilisent tant les filles que les jeunes garçons, mais les garçons sont en général dans une démonstration très «regardez comme je suis beau, je vais plonger». Parfois le garçon se la pète un peu, puis il n’ose pas, il doit redescendre du plongeoir parce qu’il n’ose pas plonger et cela provoque des huées. Mais pas des huées qui sont méprisantes en fait.
La piscine est un lieu de construction du rapport au corps chez les adolescent·e·s, car ce sont des épreuves, des épreuves du corps, le corps qui ose. J’ai vu pas mal de filles qui commencent aussi à investir le plongeoir. Les filles sont très présentes autour des plongeoirs, ça depuis longtemps, mais aussi sur les plongeoirs, en tout cas sur le 1 mètre, le 3 mètres moins. Mais, ce n’est pas qu’un lieu de démonstration de virilité naissante, les filles aussi viennent prendre du plaisir à se faire peur et à sauter dans l’eau.
Je me suis plongé dans le livre via sa version numérique, enfin je ne l’ai pas acheté en version physique. C’est une version numérique qui est en libre accès sur le site de l’éditeur. Est-ce que c’est un choix qui vient de toi, de l’éditeur, enfin pourquoi ce choix ?
Non, c’est une obligation en fait, que j’adore. Quand on reçoit un subside de publication du Fonds national suisse de la recherche scientifique, il est assorti d’une obligation d’accès numérique gratuit. Ce sont des subsides de valorisation scientifique, puisqu’ici par exemple, le but c’est de transmettre au grand public ce qu’est notre regard de sociologue sur le lieu. La version papier est payante mais la version numérique doit être gratuite. Je trouve ça super. Je suis super contente que cela soit aussi accessible gratuitement.
Et enfin, cette accessibilité on la trouve aussi dans la lecture du texte que je trouve, digeste en l’occurrence. Et, il n’y a pas forcément des termes super compliqué, des appels à des termes scientifiques…
C’était volontaire! Le livre est écrit sans jargon, sans références, de façon à la fois pertinente et accessible. J’ai ajouté un supplément méthodologique sous forme d’article académique. Lui il est écrit en mode sciences sociales, références, notes de bas de pages, bibliographie, mais c’est le supplément et il est seulement accessible en numérique sur le site de l’éditeur.
Normalement, les livres soutenus par le FNS, il y a le version principale, qui est la version scientifique, et puis, il y a des suppléments numériques gratuits. Moi j’ai fait l’inverse. J’ai fait le livre papier pour le grand public et puis le supplément académique en numérique, j’ai inversé le tout.
Qu’est-ce qu’on peut en tirer politiquement, de l’existence de ces communs ?
Ils sont à défendre ! Il ne faut pas l’oublier, mais la majorité des piscines, les couvertes et les estivales, sont des lieux d’apprentissage de la natation, et du moment où il n’y a plus d’infrastructures et bien, il n’y a plus de natation. Ça en est fini de l’eau, ça en est fini de tout ce qu’on apprend d’un point de vue sensoriel, pour les tous petit·e·s dans une pataugeoire, ensuite l’apprentissage de la natation, ensuite il y a des personnes, plus ou moins âgées, qui y vont pour des raisons médicales, pour des raisons de problèmes de dos par exemple.
Donc la piscine remplit un très grand nombre de fonctions. On a vu cet hiver, avec la crise énergétique qu’elles sont fragiles ces piscines, surtout quand elles sont en partie en gestion privée, comme en France et que tout d’un coup on se rend compte qu’elles coûtent quand même cher.
Pour moi ça mérite réflexion, c’est des lieux à défendre. Justement, parce qu’elles remplissent plein de fonctions de santé, de bien-être, d’apprentissage de la natation, de mixité et de lien social à l’échelle d’un quartier. C’est de l’eau démocratique en fait !
Un accès démocratique à l’eau ? Une « démocratie en maillot de bain », comme tu l’évoques dans le texte ?
C’est ça ! Un lieu où nos corps sont réduits à ce qu’ils sont, des corps avec un bout de tissu en élasthanne dessus. Et puis on est tous dans la même eau. Les générations, les classes sociales, les cultures, on est tous dans la même eau de ces bassins. Pour moi, c’est une belle métaphore.
Tu aimerais ajouter quelque chose ?
Qu’on en parle, qu’on en prenne soin de nos piscines publiques. Oui il y a le problème énergétique, oui elles sont énergivores, mais peut-être qu’il y a des trucs à inventer pour qu’elles le soient moins. Les gens, cet hiver, ont acceptés des réductions de température, alors pour les personnes âgées ce n’est quand même pas évident parce qu’elles font des hypothermies plus vite, les petits enfants aussi. Donc il faut réfléchir à ça, descendre des eaux de piscines à 22 degrés ça devient excluant. Voilà, j’aimerais initier la réflexion.
Propos recueillis par Antoine Völki
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