Allemagne

Les tracteurs prennent Berlin

Depuis le 8 janvier, les paysan·nexs allemand·exs paralysent des centres-villes et autoroutes en s’y baladant en tracteur, camion ou moissonneuse-batteuse. Avec le soutien des entreprises de transport et de l’industrie alimentaire, iels manifestent contre l’abolition des subventions au diesel dont iels bénéficient.

Bloquage de tracteurs à Berlin par les paysans allemands, 11 janvier 2024
Bloquage de la route menant à la Porte de Brandebourg, Berlin, 11 janvier 2024

Début décembre 2023, le Tribunal constitutionnel allemand jugeait que le budget 2024 du gouvernement allemand violait la constitution. Celui-ci prévoyait des dépenses au-delà des limites posées par le frein à l’endettement, en utilisant des fonds budgétaires extraordinaires initialement prévus pour atténuer les effets de la pandémie du covid pour financer des mesures pour la transition écologique. Le Tribunal constitutionnel a jugé que cette requalification des fonds covid n’était pas admissible, forçant le gouvernement à esquisser un nouveau budget en moins d’un mois, allégé de 60 milliards d’euros.

Après d’âpres négociations, un nouveau budget avec de nombreuses coupes a été voté. Deux de celles-ci touchent le secteur agricole: l’abandon des subventions à l’essence pour les agriculteurs·tricexs et la fin de l’exemption de l’impôt sur  les véhicules agricoles motorisés. Après des premières manifestations paysannes en décembre, le gouvernement retirait la deuxième mesure. Cela n’a pas suffi: les paysan·nexs exigent également l’abandon de la première mesure.    .

Nationalisme et protectionnisme

L’agriculture allemande est marquée par de fortes inégalités. Deux tiers des exploitations ont moins que 50 ha – ce qui est toujours plus de deux fois la taille moyenne d’une exploitation agricole suisse – mais les autres se partagent 80% des terres agricoles allemandes. Tandis que les bénéfices moyens dans l’agriculture allemande n’ont jamais été aussi élevés que ces dernières décennies, les grandes exploitations font des profits plus de deux fois plus élevés que les petites, et 10% des domaines sont déficitaires. 

Les subventions et exemptions d’impôts agricoles sont donc vitales pour certaines exploitations, mais constituent des cadeaux fiscaux pour une industrie hautement profitable pour d’autres.

Dans les manifestations paysannes se trouvent donc des industriels qui défendent leurs privilèges fiscaux aux côtés de gérant·es de petites exploitations qui luttent pour leur survie économique. Contrairement à des manifestations pour la justice sociale, telles que des grèves ou les gilets jaunes, le tableau est donc plus complexe dans le cas de ces défilés de tracteurs. En outre, on y observe une tendance à défendre ses propres intérêts au dépens de toute solidarité: des slogans qui dénoncent «du fric pour le monde entier tandis que nous on trime» s’opposent à toute solidarité internationale, notamment avec l’Ukraine. 

Le drapeau allemand, symbole nationaliste toujours rare dans l’espace public, est très présent dans ces manifestations. Il n’est donc pas étonnant que les partis et mouvements d’extrême droite aient été parmi les premiers à tenter de récupérer cette mobilisation.

Les paysan·nexs affirment que l’abandon de la subvention du carburant les pénaliserait par rapport à la concurrence européenne. Or, jusqu’à présent, les subventions agricoles à l’essence allemandes étaient parmi les plus élevées de l’UE. On peut se demander si ces subventions n’ont pas plutôt favorisé le développement et l’industrialisation du secteur, notamment la production allemande de cochons, l’une des plus grandes, cruelles et polluantes d’Europe.

Du soutien, mais pas pour la transition écologique

En vue de la transition écologique, abandonner des subventions et exemptions fiscales pour les véhicules à combustion fossile pourrait sembler raisonnable. Or, ces mesures surviennent alors que l’Allemagne a laissé traîner depuis au moins deux législatures tout semblant de mesure visant à accompagner les paysan·nexs dans leurs efforts de transition écologique. Ainsi, en 2023, la commission d’expert·exs pour le bien-être animal, chargée d’élaborer un concept pour la transition de la production de produits animaliers, a démissionné en bloc car malgré moult déclarations d’intention, ni le gouvernement Merkel, ni le gouvernement Scholz n’ont alloué le moindre fonds pour cette transition. C’est là où les soutiens de gauche et écologistes rejoignent les paysan·nexs: pour une agriculture durable, il faut garantir la survie des petites exploitations et faciliter la transition vers des modes de production durables!

Mais dans les discours des politicien·nexs de tout bord politique qui se battent pour prendre la parole lors des manifestations paysannes, qui sont en partie issu·exs des mêmes formations qui ont proposé et voté les coupes budgétaires touchant l’agriculture, aucun mot sur l’écologie. Ce large soutien politique étonne d’autant plus que le moyen d’action – bloquer des routes – a amené le mouvement climatique allemand à être considéré comme quasi-terroriste et valu de nombreuses peines de prison préventives pour des militant·exs écologistes. 

En Allemagne comme ailleurs, bloquer des routes est admis seulement quand c’est en défense de l’économie nationale et des profits individuels, et en utilisant des véhicules à moteur à combustion.

Franziska Meinherz