La Suisse et la guerre d’Algérie en deux bandes dessinées
Deux bandes dessinées récentes sont consacrées aux implications suisses dans la guerre d’indépendance de l’Algérie contre le colonialisme français. Des épisodes peu connus, sur lesquels reviennent Éric Burnand (ancien journaliste à la Télévision suisse romande) et Marc Perrenoud (historien).
Bien documentée, la bande dessinée Berne, nid d’espions. L’affaire Dubois 1955-57 de Matthieu Berthod et d’Éric Burnand débute par le suicide, le 23 mars 1957, du procureur de la Confédération René Dubois. Quelques jours auparavant, la presse avait signalé l’arrestation d’un inspecteur (véreux) de la police fédérale, accusé d’avoir fourni aux services secrets français (SDECE) des rapports sur les écoutes de l’ambassade d’Égypte, sur les militant·es du Front de libération nationale (FLN) algérien et les sympathisant·es suisses de ce mouvement.
Il faut noter que le sol suisse a servi de refuge pour des figures importantes du FLN. D’abord, lorsqu’en été 1954 Berne avait vu se réunir les fondateurs du FLN pour préparer la prise d’armes du 1er novembre. Par la suite, lorsque le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, renversé en 1965, séjourna en Suisse de 1981 à 1990.
L’Algérie et la neutralité suisse
René Dubois, juriste originaire du Locle, officier de l’armée suisse et membre du Parti socialiste, fut nommé procureur de la Confédération en juillet 1955. La guerre d’indépendance avait débuté depuis quelques mois. L’opinion publique suisse était divisée: Charles-Henri Favrod soutenait la cause indépendantiste dans les colonnes de la Gazette de Lausanne ; la Feuille d’Avis de Neuchâtel et le Nouvelliste du Rhône défendaient avec force « l’Algérie française ».
L’antenne suisse du SDECE, dirigée par le colonel Mercier, «attaché commercial» à l’ambassade de France, surveillait de près les militant·es du FLN et leurs soutiens suisses. Grâce aux relations établies avec René Dubois – le Parti socialiste SFIO dirige alors le gouvernement français et soutient la guerre coloniale – l’ambassade d’Égypte (pays ami du FLN) fut mise sous écoute. Mais Dubois se retrouva dans le viseur du service de renseignements de l’armée suisse opposé à sa nomination et de la CIA qui misait sur une décolonisation de l’Algérie, favorable aux compagnies pétrolières US. Les fuites dans la presse visaient à discréditer et à neutraliser Dubois.
En se suicidant, René Dubois a servi opportunément de fusible pour dissimuler les violations de la neutralité suisse commises dans les relations avec le SDECE. Un an plus tard, son supérieur hiérarchique, le conseiller fédéral PAB Markus Feldmann, décéda subitement. Ce fut l’occasion d’un tournant de la politique suisse sur la question algérienne.
Les bons offices de la Suisse dans les négociations franco-algériennes
La francophilie de Markus Feldmann et de René Dubois n’était pas forcément partagée au sein du Conseil fédéral, notamment par le ministre des Affaires étrangères, le radical neuchâtelois Max Petitpierre. Ce dernier, auquel on ne saurait dénier la clairvoyance, était d’avis que l’ère des empires coloniaux était passée et que, pour empêcher un basculement des (nouveaux) pays indépendants dans la sphère d’influence de l’Union soviétique ou de l’Égypte nassérienne, la Suisse se devait de contribuer à une solution politique du conflit franco-algérien et au développement des pays décolonisés (création du Service, devenu Direction, de la coopération au développement).
Max Petitpierre cautionna donc les contacts établis notamment par le diplomate Olivier Long entre la France et les indépendantistes algériens (négociations de Melun, en 1960, puis en deux temps à Evian en 1961 et en 1962, qui débouchèrent sur un cessez-le-feu en Algérie, en mars 1962, puis sur l’indépendance du pays).
Tous ces épisodes sont bien relatés dans la bande dessinée Le long chemin jusqu’aux accords d’Évian. Souvenirs de Suisse (1960-1962) et dans les articles auxquels a collaboré Marc Perrenoud.
Hans-Peter Renk
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À lire
- Marc Perrenoud et Dimitri Viglietti, «Neuchâtel, une étape vers la paix en Algérie (1960–1962)», Revue historique neuchâteloise (RHN), nº 1/2 (2022), pp. 97–118
- Marc Perrenoud, «La Suisse et les accords d’Evian: la politique de la Confédération à la fin de la guerre d’Algérie», Migrations, relations internationales et seconde guerre mondiale. Neuchâtel, Alphil, 2021, pp. 341–386
Marc Perrenoud et Bouchra Mokhtari, Le long chemin jusqu’aux accords d’Évian. Souvenirs de Suisse (1960–1962), préface de Jean Mayerat. Alger, Éditions Barzakh, 2023