Royaume-Uni
Les travaillistes contre les travailleurs·euses
Après 14 ans d’attaques sur les plus pauvres et les plus démuni·es, les élections en Grande Bretagne ont mis fin au règne du parti conservateur. Mais la victoire en apparence éclatante des travaillistes cache une orientation droitière qui ne laisse rien présager de bon.
Cinq premiers ministres ont mené une même politique d’austérité agressive, dirigée contre les services publics et l’État-providence, d’un côté, tout en limitant les droits politiques et syndicaux de l’autre.
Cette recette a par exemple conduit à l’augmentation significative des limites au droit de grève: aujourd’hui aux moins 50% des affilié·es à un syndicat doivent participer a tout vote de grève pour que celle-ci soit légale. Justifiée par le langage de la «démocratisation» des syndicats, cette loi impose des règles bien plus dures au mouvement ouvrier qu’au gouvernement: Le taux de participation pour les élections qui ont amené les conservateurs au pouvoir n’a par exemple jamais dépassé les 40%.
Des limites similaires ont été imposées sur le droit de manifester et la liberté d’expression, par l’octroi de nouveaux pouvoirs à la police et l’intensification de la surveillance dans les services publics sous le couvert de lutte contre le terrorisme («war on terror»).
Les dernières années de ce gouvernement ont été marquées, comme ailleurs, par une montée en flèche de la xénophobie, dans l’espoir de faire porter la responsabilité de la crise du capitalisme aux étrangers·ères. Le gouvernement conservateur a ainsi déployé des navires de guerre dans la Manche pour faire la chasse aux réfugié·es, ou signé des accords avec des régimes autoritaires à la périphérie de l’Europe pour «renforcer» ses frontières. Sa politique phare a été de payer le Rwanda pour y déporter des immigré·es dans des camps (indépendamment de leurs origines).
Finalement, depuis octobre, les conservateurs·ices ont offert un soutien quasi inconditionnel à l’État d’Israël et son génocide à Gaza. Iels ont placé des navires de guerre dans la Méditerranée et continué les livraisons d’armes, tout en essayant (sans succès cette fois-ci) de criminaliser les manifestations de soutien au peuple palestinien et le mouvement BDS.
Bref, bon débarras.
Le compromis Keir Starmer
Ceci étant dit, la victoire du parti travailliste doit être prise avec des pincettes. Son leader, Sir Keir Starmer, représente la droite du parti et a mené une politique antiprogressiste agressive à l’intérieur du parti comme dans la société.
Starmer a été élu comme candidat de compromis entre les deux ailes du parti après la démission de Jeremy Corbyn, le dirigeant le plus à gauche de l’histoire du travaillisme britannique. Mais après son intronisation, Starmer s’est aussitôt tourné contre la gauche et a mené une campagne d’expulsion massive d’activistes associé·es au courant corbyniste. Ces expulsions ont souvent eu lieu sous le couvert d’accusations fallacieuses d’antisémitisme, visant à casser le courant propalestinien et anti-impérialiste dans le parti. Corbyn lui-même a été radié du parti qu’il a servi loyalement pendant 40 ans, et dirigé pendant cinq. Dégoûté·es, des dizaines de milliers d’autres ont quitté le parti.
La stratégie pro-israélienne est allée si loin que Starmer affirmait en octobre 2023, qu’Israël avait le droit de se défendre en coupant l’eau, le gaz, et la nourriture de la bande de Gaza. Ancien avocat, s’il continue comme ça, Starmer devra peut-être bien finir à la Haye aux côtés de Tony Blair.
La xénophobie des travaillistes
Il ne s’est pas arrêté là, radiant du programme travailliste de nombreuses propositions de loi visant à améliorer la situation économique des plus pauvres, tout en présentant le parti travailliste comme le parti de l’ordre et de la défense des frontières. Quelques jours avant les élections, Starmer a déclaré dans une interview télévisée que le parti travailliste intensifierait les expulsions du territoire britannique, et que s’il s’opposait au plan Rwanda c’était pour renvoyer les immigré·es dans leurs pays d’origine. Interrogé sur le sujet, le leader travailliste a déclaré qu’il y avait beaucoup de Bangladeshi·es illégaux·alles en Grande Bretagne et qu’il fallait une politique plus musclée pour les renvoyer dans leur pays d’origine. La communauté Bangladeshie est la plus pauvre et la plus représentée dans la majorité des indicateurs d’inégalités dans le pays.
Jusqu’aux dernières semaines de la campagne électorale, Starmer a fait la guerre à la gauche du parti, remplaçant des candidat·es progressistes en dernière minute par des représentant·es de l’aile droite du parti, parfois même avec des ex-membres de l’armée comme expression de son patriotisme et son soutien à l’impérialisme britannique. Le cas emblématique de Faiza Shaheen a fait la une des journaux. Cette ancienne alliée de Corbyn (elle avait soutenu la répression de la gauche menée par Starmer) ait été radiée des listes du parti. Cette décision a fâché considérablement vu la popularité de Shaheen et la nature contestée de son siège, alors que la victoire travailliste ne faisait déjà plus de doutes. Le message était clair: Starmer ne fera aucune concession à la gauche.
Pas de raz-de-marée
Il n’est donc pas surprenant que la campagne travailliste n’ait pas enthousiasmé les électeur·ices et n’ait pas réussi (a-t-elle essayé?) de créer une dynamique de mobilisation. Bien que le parti ait emporté une victoire historique en nombre de sièges (412/+211), la proportion de vote remportée a augmenté d’à peine 1% depuis la défaite de 2019, alors que le taux de participation a été le plus bas depuis l’instauration du suffrage universel. En 2017 et 2019, Corbyn avait remporté plus de 12 et 10 millions de voix respectivement. En 2024, Starmer en a remporté moins de 10 millions.
Cette élection a donc davantage été un effondrement extraordinaire du vote conservateur qu’un raz-de-marée travailliste. Après 14 ans, les Britanniques n’en peuvent plus.
Plusieurs autres indications confirment cette analyse. À l’extrême droite, le nouveau parti Reform de Nigel Farage entre au parlement pour la première fois avec 5 députés. À droite, les libéraux·ales reviennent de l’abîme avec 72 sièges (+64). À la gauche du parti travailliste, quatre vert·es ont été élu·es alors que cinq indépendants propalestiniens l’ont emporté sur le parti de Starmer. L’un d’eux est Jeremy Corbyn, qui a remporté une victoire majeure alors que tous les sondages l’annonçaient perdant.
D’autres alliés de Starmer, dont les ultrasionistes Jess Philips et Wes Streeting, sont passés à quelques centaines de voix d’une défaite face à des activistes de gauche propalestinienne. Steering, représentant de l’aile blairiste du parti, se profile depuis plusieurs années déjà comme futur candidat potentiel au poste de premier ministre. Toutefois, l’humiliation d’être passé à 500 voix de perdre un siège travailliste considéré comme assuré rend cette trajectoire improbable, au moins jusqu’à ce qu’il puisse démontrer sa capacité à reprendre contrôle de sa circonscription.
En Irlande du Nord et au pays de Galles, les partis de la gauche nationaliste ont aussi remporté 7 et 4 sièges. Le résultat est donc un parlement contrôlé par un parti travailliste plus faible que ce que son résultat laisse penser à première vue, avec pour la première fois depuis très longtemps la possibilité d’une alliance de gauches diverses qui puisse mettre le gouvernement sous pression de façon continue et organisée.
Le départ des conservateurs ne peut qu’être célébré, mais le parti travailliste qui le remplace ne promet que peu de changements fondamentaux, ni à domicile, ni à l’étranger. Comme toujours, c’est le pouvoir de la rue, des syndicats, et des luttes sociales qui restent notre seul espoir de forcer un changement fondamental de direction politique et économique. La présence d’allié·es au parlement qui peuvent donner échos aux luttes est un développement important, mais secondaire.
Sai Englert