Surincarcération

Il ne fait pas bon critiquer la magistrature et le Procureur!


Depuis maintenant une décennie, le Canton de Vaud est pointé du doigt pour sa surpopulation carcérale. Le 10 février dernier a marqué la fin d’une bataille juridique et politique à ce sujet, visant à obtenir un rapport critique sur la sur-incarcération dans le Canton de Vaud commandé par le Conseiller d’État Vassilis Venizelos. Retour sur ces débats.

Vassilis Venizelos et Benjamin Brägger
Le Conseiller d’État Vassilis Venizelos (tout à droite) a dissimulé pendant plusieurs mois un rapport sur la surpopulation carcérale commandé à l’expert pénaliste Benjamin Brägger (à gauche). Conférence de presse du 10 février 2025 annonçant des mesures qui ne changeront rien au problème.

Le Canton de Vaud est réputé pour sa violation systématique des droits humains, par l’entassement de personnes dans les établissements carcéraux qui manquent de place ou encore par l’emprisonnement de personnes dans les zones carcérales de police pour des durées allant jusqu’à 49 jours (au lieu de 48 heures légales), sans accès à la lumière du jour ni à la possibilité d’écrire. 

En 2023, les autorités cantonales ont commandé à l’expert pénaliste Benjamin Brägger un rapport qui devait permettre de dresser un bilan de la situation. Alors que celui-­ci a été rendu en février 2024, le Conseil d’État – visiblement dérangé par les critiques formulées à l’encontre des pratiques des juges et des procureurs – a dissimulé ce rapport pendant plusieurs mois. Le groupe Ensemble à Gauche Vaud a mené au Grand Conseil une bataille sans relâche pour l’obtenir, non sans subir les fausses informations et des formes de gaslighting politiques de la part du Ministre Venizelos, en charge de la sécurité.

Mépris, silence et dissimulation: retour
sur une procédure baillon

En avril 2024, nous apprenions de plusieurs sources croisées que le rapport sur la surpopulation carcérale commandé par l’État en 2023 avait été rendu, et que ce bilan adressait de manière trop directe le rôle des pratiques des procureur·es et des juges dans la surpopulation carcérale chronique que connaît le Canton de Vaud depuis 2010. À la suite d’une question au Grand Conseil, le Ministre Venizelos n’a eu de cesse de répéter qu’aucun rapport n’avait été rendu. 

Les juristes progressistes Vaud se sont joints à cette bataille en mobilisant la Loi cantonale sur l’Information pour demander à disposer de ce rapport ; une demande refusée par le Conseil d’État. En juin 2024, le journal 24heures, bénéficiant d’une source tierce pour le confirmer, arrachera de la communicante du Département de la jeunesse, de l’environnement et de la sécurité (DJES) l’aveu que le Département a en effet reçu ce rapport en février 2024. Cette bataille sur le terrain politique, judiciaire (LInfo) et journalistique a poussé, in fine, le Ministre à réagir. 

En consultant le rapport Brägger, en février 2025, nous avons constaté dans la section méthodologie que ces résultats avaient bien été rendus en février 2024 et qu’une version antérieure avait déjà été circulé avant ce délai, amenant le Ministre à envoyer les résultats à l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale et à organiser une rencontre entre ces derniers et l’expert pénaliste. Les acteurs de la chaine pénale ont alors de toute évidence, en bon respect de la séparation des pouvoirs, demandé au Conseiller d’État de revoir sa copie et de revenir avec des éléments moins critiques. Ce dernier semble s’être exécuté en commandant une deuxième étude, dès l’été 2024, àl’École des sciences criminelles de l’Unil, portant cette fois sur la «criminalité vaudoise». 

Le contenu des rapports

Le rapport Brägger pointe la culture plus punitive des cantons latins pour expliquer le nombre et la durée plus élevées des détentions dans le canton Vaud par rapport au reste de la Suisse. Selon le criminologue John Pratt, les taux d’incarcération sont la mesure la plus pertinente pour mesurer la sévérité d’un système. Le canton de Vaud a un taux de détention de 109 pour 100000 habitant·es, alors qu’en Suisse, celui-ci oscille autour de 80 pour 100000. 

Vaud est le canton qui donne le plus de peines privatives de liberté sans sursis ou avec sursis partiel, et le quart des peines de prison sans sursis prononcé en lien avec des stupéfiants est vaudois. En comparaison avec des cantons proches, Vaud place davantage en détention avant jugement, et deux fois et demie plus longtemps. Au niveau des mesures pénales – internement et traitement institutionnel – la magistrature vaudoise prononce 15% des internements du pays.  Pointer la responsabilité des pratiques des procureurs et des juges est visiblement un tabou dans le Canton, puisque le Conseil d’État a balayé dans le débat la première recommandation de cet expert portant sur la nécessité de développer une stratégie cantonale de politique criminelle, à l’image de ce qui se fait dans d’autres cantons. 

Le deuxième rapport confié à l’École des Sciences Criminelles (ESC) dès l’été 2024, portant sur la criminalité vaudoise, conclut que le domaine pénal est un «désert statistique», mais également, et c’est important, qu’il n’y a aucune criminalité spécifique au Canton de Vaud en matière pénale, puisque le Canton suit les mêmes courbes que la moyenne suisse depuis des années. 

Un rapide coup d’œil aux statistiques de l’Office fédéral de la statistique (OFS) permet d’identifier que la criminalité pénale connait en effet une baisse tout à fait drastique depuis les années 2010, sur Vaud comme ailleurs en Suisse, alors même que les taux de détention vaudois explosent sur la même période. Cette vérification empirique donne un coup au mythe volontiers servi par le Procureur vaudois, selon lequel le Canton de Vaud serait particulièrement touché par la criminalité pénale de passage (les «gangs lyonnais») pour expliquer la surpopulation carcérale. Bâle se situe pourtant à 25km de Mulhouse (qui doit également compter un certain nombre de gangs mulhousiens) et à environ 100km de Strasbourg, alors que les gangs lyonnais sont à 160km de Lausanne. 

Un conseiller d’État dans les nuages

La spécificité vaudoise en termes d’incarcération se situe donc surtout dans les pratiques pénales des procureurs et des juges. La politique répressive autour du deal de rue (STRADA) joue également un rôle important, malgré la baisse vaudoise des infractions LStup. 

Interrogé par une journaliste lors de la conférence de presse du 10 février dernier pour savoir s’il allait revoir ses pratiques d’arrestation (quelques mois après avoir orchestré une spectaculaire opération répressive contre le deal de rue), le Ministre a répondu par la négative, faisant reculer de cinq pas toute possibilité de politique progressiste en la matière. 

Il est navrant qu’un ministre supposé appartenir à la gauche de l’échiquier politique s’embourbe aussi faiblement et sans courage dans une politique pénale répressive qui obéit aux sirènes du populisme, plutôt que de baser ses actions sur la science et sur les droits humains. Il ne s’est par ailleurs jamais excusé d’avoir donné des informations fausses sur la criminalité en affirmant qu’elle serait en hausse et nous accusant de «faire des règles de trois» lors d’une séance du Grand Conseil où nous lisions les chiffres de l’OFS qui confirmaient la baisse drastique de la criminalité vaudoise, reconnue par tou·tes les expert·es.

Au niveau des mesures proposées par le Conseil d’État à la suite de ces rapports, on retrouve celles que l’on connaît et qui ne changeront rien au problème: création de nouvelles places, renforcement du travail d’intérêt général, semi-détention, port du bracelet électronique et création d’un Observatoire de la criminalité. Fati Mansour l’écrivait dans les colonnes du Temps: «autant dire que la détente carcérale n’est pas pour demain. »

De son côté, le groupe Ensemble à Gauche espère que cette saga politique sera l’occasion de réunir les acteur·ices de la société civile engagé·es sur la question pénale, de l’OAV à Parlons prisons en passant par les Juristes progressistes – et le monde académique et politique à l’image de ce qu’a brillamment fait le Forum contre le sans-abrisme qui s’est tenu à la HETSL et à Pôle Sud en janvier 2025. 

Il est urgent de coordonner les efforts de ces différent·es acteur·ices pour élaborer des politiques fondées sur la science et les droits humains afin de diminuer les souffrances et l’inefficacité reconnue de l’emprisonnement. Ces politiques devraient adresser en particulier, la situation de celleux qui, ne détenant pas la bonne nationalité, sont enfermé·es en prison – un environnement qui démolit toute perspective de reconstruction – pour des délits qui ne sont autrement pas sanctionnés de la sorte. 

La surpopulation carcérale, une politique répressive de la migration qui ne dit pas son nom

Cette discrimination basée sur l’appartenance nationale est décortiquée par le chercheur Luca Gnaedinger. Il travaille à comprendre les tenants et aboutissants de la récente sur-représentation des personnes étrangères dans les prisons suisses (environ 70%). 

Au début des années 1980, ce sont les Nationaux·ales qui représentaient la vaste majorité des détenu·es. En 40 ans, le ratio entre détenteur·ices du passeport suisse et étranger·es en prison s’est inversé. L’une des explications principales avancée par Luca Gnaedinger réside dans la criminalisation croissante de l’immigration dite «non-qualifiée», voire «indésirable», issue des pays non-membres de l’espace Schengen. Depuis le début des années 1980, le nombre de personnes condamnées pour infraction à la Loi sur les étrangers a plus que triplé. Sans compter la mise en œuvre de politique répressives comme celles autour du deal de rue, qui ciblent particulièrement ces populations déjà précaires, plutôt que les dealers en col blanc, par exemple. 

La décroissance carcérale comme boussole

Un modèle politique pour lutter contre la sur-incarcération est celui du réductionnisme carcéral. Cette philosophie pénale adoptée par la Finlande dès les années 1960 consiste à recourir à l’enfermement en tout dernier lieu dans le système de sanction. Le pays a diminué en quelques dizaines d’années son taux d’incarcération par trois, le maintenant autour de 50 détenu·es par 100000 habitant·es. 

Le projet de recherche «Décroissance carcérale» coordonné par la Prof. Julie de Dardel à l’Université de Genève étudie justement ces différentes pistes.

En Suisse, il s’agirait d’agir sur la détention avant jugement, en la réservant réellement aux délits graves, quel que soit le statut migratoire de la personne prévenue ; en abolissant les conversions d’amendes en prison, tout en renforçant les politiques publiques et en régulant le marché des drogues plutôt que de tenter vainement de le combattre par la «guerre contre la drogue». 

Une autre clé réside dans la critique envers la sévérité des ordonnances pénales délivrées par les procureurs (qui agissent en tant que juges pour 93% des condamnations pénales en Suisse): ce sont eux, surtout à Genève et Vaud, qui sont responsables de la sévérité et de la nature carcérale de la répression des petits délits.

Mathilde Marendaz