Politiques publiques en matière d’addictions : dissimuler ou accompagner ?

La consommation de drogues dans l’espace public a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois. Le sujet est abordé à travers un regard déshumanisant et sensationnaliste. Entretien avec un travailleur social actif dans la réduction des risques pour contrebalancer ces récits et donner la parole à un acteur du terrain.

Un travailleur social fait une maraude pour aider les personnes toxicodépendantes à Genève
En plus des espaces de consommation sécurisés, le travail social s’effectue sur le terrain. Depuis mi-février 2023, l’association genevoise Première ligne effectue des maraudes nocturnes une à deux fois par semaine. Travailleur social avec un sac chargé de matériel de réduction des risques.

En gros, chaque été, j’ai l’impression que c’est une nouvelle crise, consommation à ciel ouvert, scène ouverte de drogue et tout. Parce que c’est l’été, les gens sont plus dehors, ils sont plus visibles. L’hiver, il pleut, il fait froid ce qui incite plus les usager·ères à utiliser les espaces de consommation sécurisés (ECS) pour consommer. Du coup, chaque printemps, il y a des articles. 

C’est un peu cyclique. À chaque fois, les gens s’étonnent. Mais en fait, cette consommation est là depuis toujours. Après, il y a quand même une augmentation. Nous, ce qu’on voit dans notre travail, c’est les personnes les plus précaires et les plus marginales. Et du coup, ces personnes-là, elles sont problématiques parce qu’elles consomment dans l’espace public, parce qu’il y a des déchets, il y a des nuisances. Il y a une volonté de déplacer ces personnes-là, loin des centres-villes gentrifiés. Il faut les invisibiliser, les cacher. 

Ce qu’on essaie de défendre dans notre profession, c’est de dire: il faut un espace de consommation sécurisé (ECS), mais il faut aussi un espace d’accueil pour que les gens puissent se poser, manger, ce qui n’est pas le cas dans tous les ECS romands. Toutes les thématiques de l’hygiène, de la nutrition et tout ça, ça passe un peu à la trappe. Parfois, tu retrouves des usager·ères qui n’ont pas mangé depuis plusieurs jours parce qu’ils sont dans un cycle de consommation et que les structures sont pas adaptées.

Non, il n’y a pas d’horaire de nuit. C’est cacher… Par exemple, le dimanche, une partie des espaces d’accueil romands sont pas ouverts. C’est comme si ce jour-là il n’y avait plus personne qui consomme. Après, d’un point de vue hygiène de la consommation, si on ouvre une structure 24h/24, il n’y a pas de moment de coupure dans la consommation. Le fait que l’espace de consommation ne soit pas tout le temps ouvert, c’est quelque chose de positif, ça cadre la consommation. Pour ces personnes, la nuit, il faudrait se reposer, il faudrait dormir. Mais pour ça il y a besoin d’une structure d’accueil de nuit qui offre la possibilité de consommer sur place, par exemple. Ce qui n’existe pas dans les hébergements d’urgence. Dans ces derniers, tu ne peux pas consommer et il n’y a de toute façon pas assez de places. Il y a les groupes de priorité pour y accéder. C’est d’abord les femmes et les enfants, le deuxième groupe prioritaire, c’est les suisse·sses, et puis après, le troisième groupe, c’est les hommes seuls. Ce groupe-là a donc très peu de nuits en hébergement d’urgence.

Si on voulait vraiment accueillir ces personnes, il faudrait avoir des chambres pour que les gens puissent se poser, dormir, avec un·e infirmier·ère à disposition. Et qu’elles puissent sortir de leur chambre et aller consommer. Le dispositif d’urgence sociale est lacunaire en Suisse. 

C’est souvent des gens qui sont SDF, souvent sous curatelle, qui ont des problématiques d’addictologie, mais aussi des profils psy particuliers. Et puis, des comorbidités liées à la consommation, du fait qu’iels vivent à la rue. C’est des personnes hyper vulnérables. Après c’est des populations mixtes en termes de nationalités et de situation de régularité ou d’irrégularité. Il y a pas mal de personnes originaires du Maghreb, par exemple, qui eux sont tout le temps dehors. Ils ont très peu d’accès aux aides d’urgence parce qu’ils ne sont pas prioritaires dans les critères. 

Pour certains, c’est l’organisation complètement défaillante de l’asile qui les fait tomber dans la toxicomanie. C’est des gens qu’on laisse dans la rue, ils n’ont pas le droit de travailler, du coup, ils finissent par dealer un peu, puis du coup, ils finissent par fumer un peu et ainsi de suite. La précarité s’auto-alimente et génère les problématiques d’addiction. Si on voulait diminuer la consommation en rue, on pourrait changer le système d’asile et arrêter de pousser les sans-papiers vers la conso…

Souvent, ce sont des gens qui ont des qualifications. Iels sont peintres, soudeurs, souvent des métiers manuels. Quand tu les rencontres au début, ils te demandent: «Ah, mais j’aimerais travailler, comment je fais?». Du coup, t’es un peu là: «Ouais, bah, tu ne vas pas pouvoir…» Et là, c’est l’enfer administratif du droit d’asile… «Mais en fait, du coup, quand tu es arrivé en Europe, tu es arrivé dans quel pays?» «Ah, mais tu as eu un Schengen, donc, en fait, ici, tu ne peux même pas faire de demande. Tu ne peux pas rester ici, tu dois retourner là-bas pour faire la demande… ».

Iels essaient donc de trouver du taf au noir, mais il n’y en a pas beaucoup non plus. Et puis, c’est du travail qui est hyper précaire. Souvent, iels travaillent, puis ils ne sont pas payés. Et même s’ils sont protégé·es par le droit du travail et que tu leur dis «Mais tu peux aller porter plainte pour te faire payer», ils ne veulent pas aller parce qu’ils sont justiciables. Et du coup, ils ont peur des conséquences de se présenter à la justice alors qu’ils ont des interdictions de territoire et tout ça.

Quand tu parles avec des gens qui sont consommateur·ices de drogue depuis 30-40 ans, souvent, c’est des gens qui ont consommé, comme plein d’autres, de l’alcool, des joints, des drogues festives. Puis, à un moment dans leur vie, iels ont eu des grosses merdes et puis iels se sont retrouvé·es à la rue. Souvent, c’est des récits de viol, d’inceste, de perte de logement du jour au lendemain, de problèmes familiaux, de mariages foirés, de perte d’emploi. Ça se décrépite un peu comme ça. Iels rentrent dans la conso par des effets de parcours de vie, d’accidents de vie. 

Oui, loin de cette image construite du «toxico», iels ont un discours hyper stigmatisant sur elleux-mêmes. C’est aussi ça qui difficile, des fois, quand tu leur proposes un peu des trucs pour essayer d’améliorer leur situation. Iels se dévaluent beaucoup, ils sont là «Mais je suis une merde, je n’y arrive pas.». Puis iels abandonnent. Mais le problème, c’est pas forcément leur manque de volonté. Déjà, il existe très peu de choses pour réintroduire ces personnes et ces structures / programmes sont pas adaptés pour leur quotidien. C’est en partie dû à la maladie addictive parce qu’il faut qu’iels consomment. Iels ratent souvent des rendez-vous administratifs ou médicaux. C’est hyper difficile pour elleux de revenir dans un espèce de schéma de la normalité du travail quotidien.

Déjà, pour travailler, il faut avoir un compte bancaire. Pour ouvrir un compte bancaire, il faut une adresse, il faut une stabilité qu’iels n’ont tout simplement pas. Tout est foireux, tout est compliqué. La dévalorisation et les barrières institutionnelles les enferment dans la rue. Très vite, iels vont avoir un propos hyper dévalorisant. Ce qui pousse à plus de consommation pour oublier. C’est des cycles d’échec perpétuels.

En fait, il y a un truc hyper particulier dans la maladie de l’addiction, c’est quelque chose qui relève du «ici et maintenant». Pour donner un exemple avec une prestation: un·e usager·e arrive, iel demande une douche, mais il y a de l’attente. Et du coup, iel se barre. Ça ne marche pas, parce qu’iel est rattrapé·e par la consommation, le manque. C’est pareil pour les accompagnements admin ou les hospitalisations, c’est que tout d’un coup, iels sont là, motivé·es et prêt·es à débuter un suivi. Et si iels ne sont pas pris·es tout de suite, ça capote. 

L’autre pendant, c’est que même si iels rentrent dans des processus d’hospitalisation, à la sortie, iels n’ont toujours rien. Genre, il y a cinq ou six mois, une personne est venue me demander à être hospitalisée en psychiatrie. Par chance, ça a marché. Elle a fait huit jours en hospitalisation d’urgence, puis après, on lui a dit qu’il fallait partir. Mais elle ne voulait pas. Elle leur disait, si je pars, je vais me retrouver dehors, je vais reconsommer, ça ne sert à rien. Ils l’ont foutu dehors… 

Après, ce n’est pas pour critiquer le service d’urgence, il n’y a pas de place, il n’y a pas de place. C’est de l’urgence, ce n’est pas censé être un long séjour. Mais pour le long séjour, il faut attendre, il faut faire plein de rendez-vous psy, etc…

Les personnes les plus chanceuses, qui ont un appartement, peuvent s’y enfermer pendant 6 mois, parce que toutes leurs connaissances, sont liées à la consommation. Mais elle retombent assez fatalement dans la conso. Je n’ai pas trop de souvenirs de gens qui, en passant par ça, ont réussi à avoir une consommation contrôlée.

Oui, il y a plein de gens qui ont un discours: «c’est pour oublier». Je pense à une personne avec qui je travaille, qui a vécu la guerre, qui a vu des gens morts, des têtes coupées, des trucs… Et il ne le formule pas comme ça, mais quand tu discutes avec lui, tu comprends qu’il y a une espèce de truc… qu’il faut oublier. C’est comme ça qu’il peut oublier. C’est une personne sans papiers, qui n’a pas accès à des soins psy, ou difficilement. Plus généralement, j’entends souvent un discours de «J’ai plus consommé ces derniers temps, parce qu’il s’est passé un truc, et il fallait que j’oublie». Il y a cette idée d’anesthésie.

Ce sont des gens qu’on dérationnalise en permanence en disant qu’iels font n’importe quoi. Mais on ne cherche jamais à comprendre pourquoi iels font ce qu’iels font… C’est assez rare des démarches comme la tienne, de venir questionner les acteur·ices du terrain, pour essayer d’avoir ce regard de compréhension. En Suisse c’est plutôt un regard hyper moralisateur qui prime.

C’est sûr que la consommation apporte plein de nuisances dans l’espace public. C’est clair que personne n’a envie d’ouvrir la porte de chez soi et de trouver un gars couché dans le hall avec une seringue dans le bras et une flaque de sang. Mais le regard moralisateur n’aide en rien à éviter ces épisodes. Il faut essayer de comprendre les usager·ères. Ce sont des gens qui sont souvent depuis très longtemps à la rue, donc les mettre entre des murs, c’est hyper compliqué. C’est comme avec les SDF qui refusent les tentatives de relogement dans des chambres d’hôtel, parce que ça fait 20 ans qu’iels dorment dehors et puis iels ne veulent pas. C’est la même chose avec la consommation. Ça fait des années qu’iels consomment dehors. Particulièrement le crack, qui est vraiment une drogue de la rue.

Iels sont là: «mais qu’est-ce que tu veux me faire rentrer entre quatre murs? Moi, j’aime bien fumer tout seul, tranquille. Et là, je me retrouve dans une salle, il y a 6 personnes, c’est nul, et il y a des règles d’hygiène à respecter, il y a des trucs. Donc, en fait, non, je ne veux pas venir.»

Les politiques qui sont mises en place ne considèrent pas du tout le fait que, par exemple, ça va être compliqué de faire consommer les gens dans un ECS. Parce que, traditionnellement, ça se fait dans la rue. Et c’est des gens qui vivent dans la rue. À nouveau, il faut un peu décentrer le regard. Il faut voir ce qui les a amené·es dans la rue. Si on traitait ça déjà, on éviterait plein de problèmes, on éviterait plein de situations de toxicomanie. 

Nos sociétés ne sont pas capables de remédier aux cassures qui mènent à l’addiction. On laisse les gens dans la précarité, dans la vulnérabilité. J’ai plein d’exemples de gens qui ont commencé à consommer du crack à 40 voire 60 ans. De prime abord, tu te dirais plutôt que ce sont les jeunes qui consomment, et que c’est cette consommation qui les précarise.

On ne traite pas le problème de fond. Les politiques appréhendent ça en termes de contrôle de population, au fil des législatures, des échéances électorales et des crises médiatiques. D’un coup, le problème revient, on fait des grandes déclarations, on décrète quelques mesures, mais on réfléchit pas sur le long terme. Le travail de première ligne de la RDR, il est essentiel, mais ce n’est pas ce travail-là qui va régler le problème.

Il faudrait de l’occupationnel pour ces personnes-là, un moyen de les valoriser dans leur savoir-faire, tout en ayant une flexibilité. Ces personnes ne pourront pas forcément travailler 8 heures par jour, avec un horaire de bureau. Il faudrait aménager des pauses pour consommer, qu’elles aient donc le droit de consommer. Un genre de café social, où tu travailles avec des travailleur·euses sociaux·ales. 

Il faudrait aussi revoir les conditions d’accès aux différentes aides et structures. Une chose qui revient souvent quand on discute avec les usager·ères, c’est qu’iels ont envie de se sentir utiles. Parce qu’être oisifs, c’est marrant deux mois pendant les vacances, mais après, on aime bien faire des choses, quand même… 

Ces personnes sont hyper nostalgiques de l’époque où elles travaillaient. Ce truc de… la valeur travail en Suisse, c’est quand même hyper fort. Mais en effet, après 20 ans de rue et de consommation, c’est compliqué. Surtout que c’est souvent des corps qui tiennent parce qu’il y a la consommation. Dès qu’elle disparait, c’est des années d’hospitalisation, de traitement. Pour une partie d’entre elleux, rentrer sur le marché du travail n’est plus possible, c’est plutôt la case AI. C’est illusoire de penser que tout le monde va pouvoir redevenir «un membre actif de la société». C’est pour ça qu’il faut agir en amont des moments de rupture. 

Ce sont des personnes qui sont mises sur le carreau par le système et ses violences. Qui sont mises de côté, littéralement. Et après, on a des politiques de droite qui disent «il faut que ces personnes retournent travailler, qu’elles assument leur vie». Mais en fait, on aurait pu le faire en amont si on avait lâché suffisamment d’argent dans le social. Ce qui est plutôt le propos de la gauche. Mais même la gauche PS, je ne suis pas sûr qu’elle soit prête à mettre l’argent qu’il faut pour accompagner ces personnes. Elle est aussi dans une logique de dissimulation de ces personnes, pour les éloigner des quartiers gentrifiés. Le discours est plus social que celui du PLR, mais dans le fond, c’est un peu la même chose: il faut pacifier l’espace public. Ça ne poserait de problème à personne si on ne les voyait pas et qu’iels crevaient tout·es seul·es dans leur appart. 

Le problème advient parce qu’iels sont visibles dans l’espace public et donc dérangeant·es. Ça vient confronter le bon ordre, la bonne marche de la société, ça dérange…  Et de nouveau, je peux tout à fait comprendre. Parfois les usager·ères peuvent faire des trucs abusés. Tu leurs dit «tu peux pas faire ça, t’es en train de t’injecter devant des gamin·es»!

Mais si l’objectif politique de l’action sociale est uniquement de cacher le problème, on ne résoudra rien. Et de nouveau, il faut essayer de comprendre les gestes. Certaines personnes, qui refusent catégoriquement de venir dans les ECS et qui consomment dans des endroits hyper visibles ne te disent pas «je fais exprès, je me mets en scène», mais c’est quand même un peu «je n’en ai rien à foutre. Tout le monde m’a tourné le dos. On ne m’a jamais épaulé, on ne m’a jamais aidé, du coup j’emmerde cette société. Je le fais comme ça et je vous emmerde, je m’en fous. On me met en prison, je serai nourri, logé. Après, je ressors, je fais la même chose.»  

Oui, c’est ça. Je ne sais plus qui a dit que «chaque société mérite ses crimes». C’est pour ça qu’il faut une analyse globale: Quelles dynamiques structurelles créent ces personnes marginales? Si on cherche le problème, je préfère m’intéresser au système qui crée la toxicomanie plutôt qu’aux toxicomanes. 

On donne beaucoup plus de fric au volet répressif et franchement ça sert juste à précariser encore plus les usager·ères. La répression ça consiste à amender et à confisquer les produits stupéfiants. À force, les amendes s’accumulent et les usager·ères finissent en prison. Ces cycles sont parfaitement stupides et coûtent hyper cher: on doit financer des prisons, des policiers et des gardiens, pour que les personnes recommencent un nouveau cycle à leur sortie. 

Mais c’est même pas le plus dramatique, parce que l’action policière ça les met en danger. Par exemple, un·e usager·ère en train de s’injecter voit arriver un policier, du coup, iel se précipite et s’injecte en une fois sa dose pour pas se la faire confisquer, et du coup, iel risque plus de faire une overdose. Se faire confisquer son produit, ça veut dire aller refaire la manche, aller voler ou faire du travail du sexe (TDS). C’est des risques. 

Typiquement, les usagères pratiquent beaucoup le TDS pour se payer leur conso, du coup, clairement, ça les met hyper en danger de leur confisquer leur produit. Ça veut dire qu’elles doivent faire une passe, et potentiellement se faire violer, ou juste ne pas être payées, tu vois. On a meilleur temps de donner à ces personnes-là de l’argent, ça les protégerait, même si cet argent-là est utilisé pour de la drogue.

Oui, effectivement, c’est ce truc de *** En fait, le manque, ça fait faire n’importe quoi. Quand on lit les actions violentes des usager·ères, c’est pas spécialement le résultat du produit. Le produit rend nerveux, mais c’est le manque qui rend agressif. La personne qui a son argent et qui peut acheter sa boulette et fumer ses 10 boulettes de crack par jour, elle va jamais sortir un couteau pour agresser quelqu’un. 

Je pense qu’il faudrait réfléchir à légaliser les substances et les vendre de manière régulée, comme pour comme l’alcool. Ça éliminerait théoriquement tout le deal. Mais plus généralement, il faudrait régulariser les dealers, ainsi que les usager·ères, leur permettre d’accéder au marché légal du travail. Simplement légaliser les substances ne résout pas les problèmes des personnes sans papiers et sans droits.

Les dealers de rue sont mis sous pression par leur boss pour vendre en plus grande quantité. Du coup, ils harcèlent les consommateur·ices pour leur vendre leur produit. Ils sont beaucoup, il y a la concurrence, la pression policière. Pour eux, c’est vraiment mieux d’avoir un boulot légal. Il ne faut jamais oublier que les dealers de rue sont victimes de traite par les grossistes.

Les femmes consommatrices, c’est encore un autre niveau de précarité. Souvent, on a peu accès à ces personnes. Pourtant on sait que la consommation, c’est un peu 50/50 en termes de genre. Sarah Perrin, une sociologue française qui a fait sa thèse sur l’invisibilité des femmes dans le monde de la drogue, a analysé les facteurs qui produisent cette ombre. Déjà, les ECS ne sont pas des espaces safe pour les femmes. Du coup, elles vont plus consommer seules ou chez quelqu’un, souvent sous une figure masculine qui les protège. Mais du coup, ce n’est pas elles qui vont chercher le produit. Ce n’est pas elles qui vont chercher le matos. Elles consomment dans des habitats un peu précaires. Ou alors, elles sont seules dans la rue. Et là, elles bougent beaucoup. Lorsqu’on les voit, c’est vraiment pour une prestation hyper spécifique, genre: il me faut des seringues, voilà mes usagées, je prends les nouvelles, je pars. S’arrêter, ça revient à s’exposer à des dangers. Paradoxalement, le fait qu’elles soient invisibles, ça les protège. Parce que dans la société patriarcale hyper violente dans laquelle elles vivent, le fait d’être invisibles leur évite des agressions.

C’est clairement un angle mort et un impensé du travail social. On n’a pas vraiment d’outils. Dans l’hébergement d’urgence il y a des étages réservés aux femmes, mais il faudrait aussi avoir des ECS non mixtes. 

Il faut penser aux coûts que notre travail permet d’éviter. Augmenter les budgets, c’est économiser sur des épisodes d’hospitalisation, de violence qui n’auront pas lieu. Dans la logique néolibérale, ça ne marche pas parce que tu ne peux pas calculer les bénéfices. Et c’est encore pire. Puisqu’on permet de désamorcer les problèmes avant qu’ils n’adviennent, notre travail est remis en question. 

S’il n’y a pas de problèmes, le travail social ne «sert à rien». Du coup, on nous enlève des subventions. Pareil pour l’hôpital. Ça fonctionne comme une entreprise actuellement. On fait des coûts et des calculs, il faut que l’hôpital soit rentable. C’est absurde. Il faut qu’un hôpital soit en déficit. Il faut que le travail social soit du déficit!

Il y a pas vraiment de coordination et il y a souvent des conflits entre Ville et Canton pour savoir qui paiera pour quelle structure et quelle prestation. On entend souvent l’argument de «l’appel d’air». Une ville n’a pas envie d’ouvrir plus de structures pour que les autres en profitent pour ne rien dépenser en RDR. C’est vrai qu’il peut y avoir un effet appel d’air pour les usager·ères, mais c’est un argument bateau. S’il y avait de vrais budgets dans les différentes villes et cantons et une vraie entente intercantonale, tout le monde pourrait être accueilli plus ou moins là où iel habite. Il n’y aurait pas d’appel d’air. 
Personnellement, je suis fâché contre les politiques. Vous gérez des budgets, vous gérez des chiffres et puis c’est ça, c’est du contrôle social. Il faut déplacer les populations, leur interdire l’accès aux aides… ça rajoute juste plus de précarité et plus de danger pour ces personnes.

Propos recueillis par Clément Bindschaedler

« Madame courage »

Madame Courage, c’est le nom d’une benzodiazépine qui est beaucoup consommée au Maghreb par les jeunes. C’est du Lyrica, du Temesta, des anxiolytiques, des trucs comme ça. Mais c’est aussi des drogues qui sont utilisées pour le parcours migratoire, pour traverser la Méditerranée. 

Ça désinhibe, ça fait des trous de mémoire, on n’a plus peur du danger. Du coup, les migrant·es prennent souvent ça pendant la traversée. Mais vu que c’est hyper addictif, quand iels arrivent en Europe, iels cherchent ça. Moi j’ai déjà vu des gens se taillader les veines pour s’en faire prescrire. Mais jamais un psychiatre va te prescrire du Lyrica parce que tu es addict. Il faut réussir à rentrer dans un cursus psychiatrique. Quand on n’a pas de papiers, c’est assez compliqué. Il faut connaitre les stratégies face au corps médical, adapter son discours : « J’ai envie d’arrêter le crack, mais ce qui m’aide à ne pas consommer, c’est le Lyrica ». Là, peut-être, tu auras une prescription. Mais après, il faut avoir aussi l’argent pour payer ses médicaments. C’est des gens qui n’ont pas d’assurance. Ils se retrouvent à dealer. Ils vendent du shit pour se faire un peu d’argent, pour acheter après du Lyrica. C’est comme ça.