Turquie
Kurdistan
50 ans de combats militaires et politiques du mouvement kurde
Uraz Aydin fait partie des centaines «d’universitaires pour la paix» limogés pour avoir signé en 2016 une pétition contre les actes de violence de l’État envers le peuple kurde. Interdit de regagner son travail à l’université, il travaille aujourd’hui comme traducteur et journaliste freelance. Uraz Aydin est membre du Comité central du Parti Ouvrier de Turquie et du Bureau exécutif de la Quatrième Internationale. Entretien

Lors de la création du PKK, quelles sont ses principales orientations? Qu’est-ce qui le différencie des autres formations politiques de gauche ou nationalistes?
Il faut d’abord insérer la fondation du PKK dans une conjoncture de politisation et de radicalisation. Les années soixante ont témoigné d’un développement du mouvement ouvrier et d’une radicalisation révolutionnaire, notamment au sein de la jeunesse. Mais ce fut aussi une décennie d’éveil de la conscience nationale kurde. Cette politisation nationale kurde s’est en grande partie réalisée au sein du Parti Ouvrier de Turquie (TIP) qui était le principal acteur politique du mouvement ouvrier de cette décennie.
C’est vers la fin des années soixante mais surtout après l’amnistie de 1974, quand les milliers de militant·es turcs et kurdes détenu·es depuis l’intervention militaire de 1971 furent relâché·es, que les révolutionnaires kurdes ont commencé à fonder leurs propres organisations indépendantes. Le PKK a été fondé dans la foulée, mais relativement tard. Si l’histoire officielle de l’organisation fait remonter ses origines à 1973, ce n’est qu’en 1978 que le congrès de fondation a eu lieu. Auparavant, ce n’était qu’un noyau d’étudiant·es et majoritairement d’enseignant·es réunis autour de Abdullah Öcalan. Ces militant·es se nommaient les «Révolutionnaires du Kurdistan» mais étaient surtout connu·es sous le nom de «Apocu» (les partisan·nes de Apo, diminutif de Abdullah). Ainsi, dès le début la personnalité de Öcalan avait un poids central.
Au niveau programmatique, rien de spécifique ne différenciait le PKK de la multitude d’autres organisations de gauche radicales kurdes qui prônaient la lutte armée pour un «Kurdistan indépendant, unifié, démocratique et socialiste». Mais en attendant, les armes étaient surtout utilisées soit en guise de défense contre les attaques de l’extrême droite fasciste des Loups Gris soit dans la guerre fratricide qui régnait au sein de la gauche révolutionnaire. Et le PKK était l’un des deux principaux groupes qui n’hésitaient pas à recourir aux armes contre d’autres groupes kurdes (et turcs) rivaux, bien qu’il n’était pas le seul sur ce terrain. Ainsi, avant le coup d’État [militaire de Kenan Evren] de 1980, le PKK était une organisation révolutionnaire kurde parmi d’autres.
Qu’est-ce qui justifie le déclenchement d’une stratégie de lutte armée contre l’Etat turc en 1984?
C’est après 1984 que le PKK commence à s’enraciner – surtout au sein de la population paysanne kurde. Öcalan sort de Turquie en 1979 lors de l’État d’urgence précédant le coup d’État. C’est un point décisif dans la construction de l’organisation. Il a ainsi eu le temps de nouer des contacts avec les groupes de résistance palestiniens en Syrie et au Liban, de préparer les conditions d’exil pour ses militant·es; des conditions qui seront aussi celles d’un véritable apprentissage militaire. Après le coup d’État de 1980, Apo appelle ainsi ses militant·es à regagner clandestinement la Syrie. Ils et elles seront formé·es dans les mêmes camps que les palestinien·es dans la vallée de Bekaa au Liban sous occupation Syrienne. Certain·es participeront à la résistance contre l’invasion Israélienne du Liban de 1982. Le PKK y perdra plusieurs dizaines de membres, ce qui lui fera aussi gagner une certaine légitimité.
Le PKK a déclenché la lutte armée en aout 1984… parce qu’Öcalan considérait que son armée était désormais prête. La question du combat militaire comme méthode pour la libération du Kurdistan était justifiée non pas par les conditions ou rapports de force conjoncturels mais programmatiquement depuis 1978.
L’offensive contre l’État turc a été planifiée dès 1982 mais a été reportée plusieurs fois. De plus, Öcalan opérait maintenant au sein du Moyen Orient où les alliances et les adversités entre divers États et mouvements nationaux kurdes (d’Irak et d’Iran) constituaient un terrain fort mouvant. Ce contexte instable pesait aussi sur les conditions de la lutte. L’alliance nouée avec le groupe de Barzani, dominant en Irak du Nord – courant qu’il considérait auparavant comme féodal et réactionnaire – a, par exemple, été décisif pour construire ses camps dans les montagnes à la frontière de la Turquie et pouvoir ainsi lancer sa guérilla. Ainsi, tandis que tous les autres groupes kurdes et turcs tentaient simplement de préserver leurs forces en exil, en Syrie mais surtout en Europe, le PKK a été le seul à s’engager dans une véritable lutte armée. Et la légitimité qu’il gagna au fur et à mesure de ses offensives lui a permis de recruter continuellement, malgré les importantes pertes de combattant·es qu’il subissait sur le terrain.
40 ans plus tard, l’annonce de la dissolution n’apparaît-elle pas comme échec, sur les plans militaire et politique?
Je pense que les objectifs militaires n’existaient déjà plus depuis plusieurs décennies. Si pour le Öcalan de la fondation du parti et des années 1980, tout objectif en deçà de l’indépendance (diverses formes d’autonomie, d’entités fédératives…) était réactionnaire, le leader du PKK a commencé à réviser ses idées dès le début des années 1990, notamment après la chute des dictatures bureaucratiques. Il aboutira à une critique de la forme d’État-nation. Öcalan avait déjà tenté des négociations en 1993. Après son arrestation en 1999, il a commencé à défendre une toute nouvelle orientation, à la grande surprise des dirigeant·es et militant·es du PKK qui s’apprêtaient à intensifier la guerre et les actions suicides. Cette orientation visait à mettre fin à la lutte armée au profit d’un cessez-le-feu permanent pour ouvrir la voie à une solution politique.
Il renonçait donc à l’objectif stratégique d’un Kurdistan indépendant. Il s’en est suivi deux autres processus de négociation en 2007–2009 et 2013–2015, qui ont malheureusement échoué. Cependant la création de la zone autonome du Rojava en Syrie du nord-est doit aussi être interprétée dans ce cadre militaire et politique. L’existence d’une structure administrative liée au PKK à la frontière de la Turquie constitue un acquis important pour l’organisation – et contre l’État turc et vis-à-vis de son concurrent d’Irak du nord.
Et au niveau des acquis politiques, où en est-on aujourd’hui dans les nouveaux pourparlers?
Il faudrait préciser que le mouvement kurde n’est pas seulement un mouvement armé. Le PKK a réussi à former un mouvement massif de plusieurs millions de personnes, avec diverses structures civiles qui se sont parfois développées avec des dynamiques autonomes, malgré l’autoritarisme de l’organisation. Aujourd’hui la base civile-démocratique semble être beaucoup plus importante et effective dans son combat que la structure armée au niveau des objectifs à atteindre pour le peuple kurde. Donc s’il y a certes des aspects à reprocher à cette organisation de par son fonctionnement autoritaire, son fétichisme excessif du leader, les exécutions internes massives arbitraires (notamment au tournant des années 1980–1990), les attentats aveugles etc. Il faut reconnaitre qu’elle a très fortement contribué à la consolidation d’une conscience nationale démocratique du peuple kurde. Et ça c’est déjà un acquis important.
Au niveau des négociations tout a commencé avec l’appel inattendu du leader d’extrême droite et principal allié d’Erdogan, Devlet Bahçeli, le 22 octobre 2024 à ce qu’Abdullah Öcalan vienne s’exprimer au parlement pour déclarer la fin de la lutte armée et la dissolution du PKK. Après une période de négociations fort opaques entre l’État turc et Öcalan avec la participation d’une délégation du DEM Parti (parti réformiste de gauche issu du mouvement kurde) et la direction du PKK, le fondateur de l’organisation, depuis sa prison sur l’ile d’Imrali en mer Marmara a annoncé le 27 février 2025 à travers une lettre que le PKK devait se dissoudre.
Nous ne savons pas quels ont été les débats au sein de l’organisation. Il y avait déjà eu des tensions entre Apo et le Conseil présidentiel de l’organisation dans les négociations précédentes. Donc il est difficile d’envisager que la direction du PKK ait été rapidement unanime face à ce processus déclaré si abruptement. La direction de l’organisation insiste pour que tout le processus soit dirigé par Öcalan, ce qui peut être perçu comme une volonté de ne pas en assumer directement la responsabilité.
Le désarmement du PKK constitue certes une base importante pour une démilitarisation de la question kurde, même si le régime d’Erdogan va indéniablement tenter de structurer ce processus selon ses intérêts et notamment pour briser l’alliance entre le mouvement kurde et l’opposition démocratique-bourgeoise dirigée par le CHP, criminalisée par le régime. Cependant nous ne savons toujours pas quelles vont être les avancées démocratiques dont les kurdes pourraient bénéficier face à la dissolution du PKK. Une commission parlementaire va probablement se former pour déterminer les mesures à prendre.
Celles-ci devraient comprendre dans une première étape, la libération des prisonnier·es politiques (lié·es au mouvement kurde), le retrait de la mise sous tutelle (kayyum) des municipalités kurdes et le retour des maires à leur fonction, la réintégration des «universitaires pour la paix» à leur travail et la possibilité pour Öcalan de diriger librement son mouvement, pouvoir communiquer avec l’extérieur, recevoir des visites etc. Selon le mouvement kurde d’autres réformes plus structurelles devraient s’ensuivre, concernant le statut de leur identité et culture nationale au sein de la société turque, ce qui nécessiterait une nouvelle constitution. Ce qui ne va pas sans intéresser Erdogan qui projette justement de changer la constitution afin de pouvoir se représenter aux prochaines élections. S’agira-t-il donc d’une constitution qui garantit des droits aux kurdes en même temps qu’elle consolide le caractère autocratique du régime? La question est bien entendu source de controverses mais nous n’en sommes pas encore-là.
Un autre problème est l’ordre dans lequel les étapes vont se suivre. Est-ce que l’État va attendre que le dépôt des armes soit totalement réalisé pour appliquer les présumées réformes démocratiques ou les deux processus vont-ils se chevaucher? Il semblerait qu’Erdogan opte pour la première – difficilement acceptable pour le PKK – alors que Bahçeli semble plus réaliste sur ce point.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, la gauche révolutionnaire et le mouvement oppositionnel démocratique mené par une jeunesse radicalisée qui a surgi ces derniers mois ont la responsabilité de s’emparer de ce processus, de se battre pour une démocratisation qui accompagne l’espérance de paix.
Propos recueillis par José Sanchez