Grèce

Où vont la société et la gauche grecques?

En 2015, le peuple grec élisait Alexis Tsipras et son parti, SYRIZA. Cette nette élection puis le non massif exprimé lors du référendum en juillet 2015 sur les mesures de gestion de la dette du pays avaient envoyé un message populaire fort à l’Union européenne contre le néolibéralisme et l’austérité. Tassos Anastassiadis, sociologue et journaliste, membre d’Anametrisi et de la section grecque de la IVe Internationale, nous expose son point de vue sur la situation actuelle en Grèce. Entretien.

Zoe Konstantopoulou lors d'une manifestation à Athènes
Zoe Konstantopoulou, l’une des principales figures de la gauche grecque, lors du rassemblement de protestation à Athènes à l’occasion du 2e anniversaire de l’accident ferroviaire de Tempi. Ces rassemblements qui ont eu lieu dans toutes les villes de Grèce et la grève concomittante appelée par les syndicats ont fait du 28 février 2025 le plus grand mouvemement social depuis la fin de la dictature.

Cette impressionnante volte-face a été expliquée politiquement de multiples façons, de «l’adaptation à la réalité d’un supposé TINA (There Is No Alternative)» à «l’inadéquation réformiste» de SYRIZA ou même à sa «bureaucratisation». Toutefois, quelle que soit leur valeur interprétative, ces explications doivent s’intégrer à la question plus fondamentale de la réponse ouvrière à la crise capitaliste. En effet, les enjeux conjoncturels, «l’accord sur la dette», n’étaient que l’expression d’une crise de l’Eurozone qui aspirait à transférer violemment de la valeur créée du travail vers le capital, par le biais de la gestion de la dette dite «publique» – et, bien sûr, à un affaiblissement des relations de travail.

Ce conflit a atteint son paroxysme dans les «pays du Sud», en particulier en Grèce. Malgré les intentions relatives, il n’y a pas eu d’unification des classes ouvrières au niveau européen, à l’inverse de ce qui s’est passé avec ses classes dirigeantes, même sur le plan institutionnel. L’observation de Trotsky et de Gramsci selon laquelle l’émancipation sera plus compliquée à l’Ouest qu’à l’Est, en raison des méandres et des tentacules de l’État, est renforcée par cette dimension d’une classe dirigeante s’organisant au-delà de ses parcelles nationales. Dans ce contexte, où le chantage au grexit acquiert une matérialité immédiate, seules une clarté programmatique et une unité de classe, au-delà des frontières bourgeoises, peuvent répondre, même de manière transitoire. À ces deux niveaux, les insuffisances étaient évidentes!

Les insuffisances mentionnées sont vraies même pour la gauche radicale, d’autant plus qu’en termes de volume et de poids, elle était relativement forte. Sa principale faiblesse était sa fragmentation, bien qu’une partie, ANTARSYA, ait aspiré au début de la crise à se constituer en acteur politique anticapitaliste, et qu’une autre partie se soit jointe à l’aile gauche de SYRIZA. 

Le rôle joué par ces différentes composantes diffère, même si la recherche de ruptures radicales avec la société bourgeoise semble être un bjectif commun. Pour la gauche grecque, de tradition largement stalinienne, avec un KKE (Parti communiste grec) fort et sans considération pour l’unité de classe, ses propositions politiques n’ont pas soulevé la question de l’unité des travailleur·ses dans le cadre d’un «gouvernement de gauche» existant.

Les réflexes corrects de la gauche radicale, comme lors du référendum pour le non, n’ont pas suffi à construire un discours politique et, surtout, une action dans une perspective anticapitaliste unitaire. Même sur des questions tactiques, comme l’établissement d’une commission d’audit de la dette, ses réponses ont été multiples et divergentes. Dans une certaine mesure, ses différentes composantes se sont retrouvées piégées dans la concurrence théâtrale de la politique bourgeoise et de son échec prévisible sans construction d’un rapport de forces suffisant pour répondre aux chantages des bourgeoisies européennes unifiées. Or, la défaite n’est pas celle de Tsipras, c’est celle de nous tous·tes.

Le troisième mémorandum, signé par Tsipras avec la Troïka (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI) en 2015, n’a fait qu’approfondir la ligne néolibérale des deux précédents gouvernements. Il a même été ratifié par le gouvernement qui l’avait contesté initialement. Au-delà de la pérennisation de la dette, le démantèlement des relations de travail, les privatisations, la suppression d’une partie de la protection sociale, la réduction permanente et étendue des salaires et surtout des retraites se sont poursuivis et intensifiés. Plus important encore, la promesse de Tsipras selon laquelle il parviendrait à «adoucir» l’austérité s’est révélée être une illusion, voire un mensonge – et c’est peut-être la raison objective de son recul et de sa disparition politique après 2019.

La reprise économique semble réelle, mais c’est surtout aux niveaux des affaires et des profits, centrée sur quelques secteurs comme le tourisme ou le bâtiment. Par rapport à l’énorme contraction économique imposée par les mémorandums et la crise, ça peut sembler euphorique, même si on ne voit pas de décollage de fond! Le prix a été payé par une société qui a subi une baisse radicale de son niveau de vie, mais aussi une décomposition des liens sociaux.

La généralisation du travail flexible et de l’individualisation a bien profité aux affaires, mais a aussi réduit considérablement le potentiel défensif et revendicatif, surtout au niveau syndical. D’ailleurs, cela a affecté plus largement l’action collective, d’autant plus qu’un arsenal institutionnel et étatique spécial contre toute forme d’action collective s’est progressivement instauré, en particulier par le gouvernement de droite de la Nouvelle Démocratie (et son aile d’extrême droite).

Que dire de SYRIZA? Peut-être qu’il n’existe plus? Si l’on fait abstraction de ceux qui l’ont quitté après 2015 (ses tendances de gauche, sa jeunesse, ou même des personnalités comme Zoe Konstantopoulou ou Yanis Varoufakis), SYRIZA s’est formellement scindé en trois petits partis, ce que l’on appelle SYRIZA, la «Nouvelle gauche» – composée des figures politiques qui ont encadré le gouvernement SYRIZA – et une partie autour de Kasselakis (qui était le successeur de Tsipras à la présidence) – et il y a même des bruits de couloir d’une éventuelle nouvelle «initiative» de Tsipras lui-même.

Si nous voulons parler de «la gauche», il est plus pertinent de parler de ce qui existe. Le KKE existe à la fois de manière organisée sur les lieux de travail et au niveau local, et il a aussi une vraie base électorale. On doit aussi parler des différentes parties de l’ancienne «gauche radicale», voire des milieux anarchistes. Plus généralement, les effets de la défaite de 2015 continuent à peser et à pousser une dynamique de fragmentation, voire de scissions, tant du point de vue de la compréhension et des bilans de la défaite que du point de vue des masses, pour lesquelles l’individualisation et la désorganisation accélérées créent des frustrations compréhensibles.

Dans une telle atmosphère générale, le repli sur des schémas de pensée hérités rend plus difficile toute reconfiguration nécessaire de la gauche, d’autant plus que l’héritage stalinien et le repli national ajoutent des obstacles à l’orientation dans un monde de plus en plus chaotique. Ce n’est donc pas un hasard si la prédominance campiste empêche cette gauche de se solidariser réellement avec l’Ukraine, la Syrie, l’Iran, etc. Mais en fin de compte c’est la lutte de classes réelle qui peut nourrir une renaissance politique.

La montée de Cap sur la liberté dans les sondages est réelle et exprime aussi le type de relation qui lie Konstantopoulou avec son public. Bien qu’elle ait quitté SYRIZA juste après sa capitulation face à l’UE, et malgré sa radicalité contre les mémorandums, elle n’a pas formé un pôle organisé, mais est restée une personnalité «intransigeante». Cependant, il est difficile de la situer à gauche, car elle a parfois adopté des positions nationalistes extrêmes. Il est vrai que, ces derniers temps, dans ses interventions parlementaire sur les questions de Tempi (un accident ferroviaire tragique causé par les privatisations et le néolibéralisme en 2023), et sur d’autres thèmes (comme les droits des immigré·es), elle a pris une orientation plus à gauche. C’est le problème des «caudillos» (personnalités publiques), surtout s’ils n’ont pas de liens systématiques avec des forces populaires organisées.

Il serait intéressant de comparer Konstantopoulou à Varoufakis et son parti, MERA25, qui, avec à peine moins de voix, n’a pas pu entrer au parlement lors des législatives de 2023. Bien qu’il s’agisse également d’une «personnalité» et qu’il soit moins «radical» qu’elle dans sa rupture avec SYRIZA (après tout, il est l’un des principaux coresponsables de la prétendue négociation avec la Troïka), MERA25 et sa coopération avec la LAE (Unité populaire) ont donné à son espace une orientation de gauche, voire «radicale».

Dans l’arène électorale, aucune perspective de ce type n’est actu­ellement à l’horizon, alors que les forces politiques qui dominent la scène officielle et médiatique aujourd’hui sont la Nouvelle Démocratie et le PASOK. Le KKE et les débris de SYRIZA ne veulent pas ou ne peuvent pas former quelque chose de ce genre. Mais en dehors de l’arène électorale, plus fondamentalement, les difficultés à former un front, en particulier radical et réaliste, découlent des effets de la défaite, mais aussi des enjeux sentis par les masses.

Cependant, il y a aussi des signes positifs, en particulier dans certaines luttes, syndicales ou autres (écologiques, pour les immigré·es, etc.), où l’on constate une tendance à l’unité de classe contre un capitalisme sans limitations et très répressif. Même au sein de la gauche radicale, des tentatives sont faites pour surmonter la fragmentation. Ce fut, par exemple, le cas de la fondation d’Anametrisi (l’Épreuve) qui a été rejoint par TPT-4, la section grecque de la 4e Internationale. Bien que les mêmes impasses risquent de se reproduire, et souvent sur les mêmes questions tactiques, il y a aussi de nouvelles tentatives, au moins pour la discussion et l’action commune. À la recherche d’une boussole politique socialiste face aux méandres de la société actuelle.

Propos recueillis par Ph. K.