Culture en lutte pour l’hiver
Conseils : deux romans, une revue, trois essais, une série et deux films pour occuper vos vacances – si vous en avez.

La voix de celles qui n’ont pas survécu
« C’est un livre très bouleversant. » Voilà comment le professeur de littérature Thomas Klinkert (Université de Zurich) commence la présentation de ce roman autobiographique de Natacha Appanah, qui a reçu le prix Goncourt des étudiant·es suisses.
Dans ce La Nuit au cœur, l’autrice aborde les thématiques des violences domestiques et du féminicide, en racontant sa propre histoire, sept ans passés en enfer sous la domination d’un partenaire misogyne et violent.
Nathacha Appanah relie son vécu à deux histoires malheureusement similaires: celle d’une cousine lointaine, écrasée par la voiture de son mari et celle d’une femme qui vivait près de chez elle, immolée vive par son ex-partenaire.
De ces trois femmes, seule Nathacha Appanah a pu s’enfuir, survivre et se reconstruire: elle devient alors la voix de toutes les femmes violentées par des hommes à l’apparence innocente, qui, elles, n’ont jamais revu le jour après l’obscurité tragique de leur dernière nuit. Ce travail journalistique et réflexif, qui mêle l’intime et l’universel, constitue un appel à dénormaliser les violences sexistes, qu’elles soient verbales, psychiques ou physiques, encore bien trop ancrées dans les structures mêmes de nos sociétés. ZS
La famille est politique
Quoi de mieux pour les fêtes que d’avoir avec soi un roman qui met la famille au travail? Adèle Yon traite le silence familial comme une question politique dans le sens où, précisément, «la sphère intime se voit interrogée en tant qu’elle n’est pas si intime qu’il n’y paraît». Son enquête médicale fait la part belle à toutes sortes de documents (lettres, discussions, entretiens, archives) et traite les non-dits précisément pour ce qu’ils disent. La narratrice y recompose le récit de son arrière-grand-mère ayant passé sa vie dans un univers psychiatrique carcéral.
De non-personne, Elisabeth reprend corps dans ce texte que l’autrice présente comme celui d’une dépatriarcalisation. Betsy est «une figure, un mythe au sens où sa non-histoire fait d’elle le récit que l’on raconte aux jeunes filles de la famille pour leur faire peur, pour les engager à devenir des bonnes épouses et de bonnes mères».
Adèle Yon raconte son histoire pour briser le silence et conjurer la peur dans un geste littéraire qui participe à renouveler nos imaginaires de la maladie mentale, de la folie, de la malédiction familiale. LV
Aux bords de l’enfance
«2016–2025. Depuis notre lucarne, nous pouvons raconter un peu de cette folle décennie. Nous avons vécu l’élaboration d’une revue en non-mixité sans homme cis avant #MeToo, quand il n’était pas encore rare d’entendre de toutes parts que c’était ridicule. Nous avons vécu #MeToo et grandi aux côtés des initiatives éditoriales et politiques qui ont fleuri dans son sillage. Nous avons vu la peur commencer à changer de camp; puis ce camp organiser la riposte. [… ] Les liens tissés rendent aujourd’hui possible d’écrire sans trembler: ce numéro est le dernier.» Aujourd’hui, étouffée financièrement, la revue semestrielle française Panthère première ne paraîtra plus. Soit. Alors relisons tous les numéros jusqu’au dernier.
Comme un pied de nez à ce qu’il serait trop simple de considérer comme la fin, le dossier de ce nº 10 se penche sur l’enfance, cet âge tendre qui n’existe pas. Alors que beaucoup d’enfances se vivent dans des conditions désastreuses, ici, on n’oublie pas de donner la parole aux premier·es concerné·es en faisant la part belle à des expériences de lutte et de grèves menées par les enfants elleux-mêmes. LV
Le capitalisme de la finitude
Dans son dernier ouvrage, Arnaud Orain propose une nouvelle périodisation du capitalisme, avec une alternance entre deux phases. Sans surprise, le capitalisme aurait été libéral entre 1815 et 1880 puis de 1944 à 2010, périodes caractérisées par une intensification de la concurrence et une recherche de croissance – profitant à tout le monde selon la doxa capitaliste.
La véritable contribution de l’historien et économiste français se loge dans sa caractérisation de l’autre phase: celle du «capitalisme de la finitude», qu’il identifie par des caractéristiques impériales – militarisation du commerce, constitution de «silos impériaux» qui concentrent les échanges, souveraineté territoriale acquise par des compagnies-États. En-dehors de courtes parenthèses libérales, le capitalisme serait un état de «ni guerre, ni paix», d’affrontement entre grandes puissances qui considèrent que les ressources à s’approprier sont limitées.
Comme toute proposition sur un sujet aussi vaste, le livre d’Orain pose plus de questions qu’il n’offre de réponses. Malgré le vaste corpus marxiste disponible sur la question, l’auteur n’entre dans aucune controverse historiographique. L’ouvrage reste stimulant par ses limites – bien plus qu’en dépit de celles-ci. AD
Mlliardaires sous-imposé·es
L’économiste Gabriel Zucman a poursuivi une enquête motivée par deux questions. Qui sont les ultrariches, c’est-à-dire les milliardaires? Pourquoi ne paient-ils presque pas d’impôts?
Car malgré les couvertures spectaculaires de magazines financiers (Challenges, Forbes, Bilan), peu de choses sont connues sur les ultrariches.
Zucman estime que le taux d’imposition en France est en moyenne de 50%. Sauf pour groupe d’ultra-riches. À l’aide de sociétés holding qui font écran à l’impôt, leurs dividendes ne sont pas fiscalisés. D’ailleurs Zucman constate que s’ils quittaient la France, les pertes fiscales seraient quasi nulles.
L’objectif de l’économiste n’est donc pas la justice fiscale – faire davantage payer d’impôt pour le riches – mais l’équité fiscale – faire que les ultrariches paient un impôt équivalent en taux à la moyenne de la population. D’où son idée d’une taxe plancher de 2% pour effacer la dégressivité du système actuel. Les personnes dont la fortune dépasse 100 millions d’euros seraient concernées, soit 1800 foyers fiscaux. JS
Marocain. juif. décolonial
Les Éditions Syllepse viennent de publier un ouvrage sur la Palestine du regretté militant marocain Abraham Serfaty (1926–2010). Cette réédition augmentée d’un livre paru en 1992 est préfacée par le petit-fils de l’auteur et postfacée par le collectif juif décolonial français Tsedek.
Issu d’une famille juive, Abraham Serfaty a milité au sein du Parti communiste, puis depuis 1970 à Ilal Amam (En avant), alors l’une des composantes de la gauche révolutionnaire (maoiste). Il fut emprisonné à Kénitra de 1974 à 1991, avant d’être expulsé vers la France.
L’ouvrage est consacré à la résistance palestinienne, à la critique du racisme structurel en Israël contre les juif·ves orientaux·ales (mizrahim) et au rôle des États arabes régionaux. Serfaty dénonçait la collusion entre la monarchie marocaine et le sionisme: en 1961, le roi Hassan II s’était entendu avec l’impérialisme étasunien pour envoyer les juif·ves marocaines en Israël comme chair à canon contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Serfaty montre le sionisme comme il le perçoit: une idéologie raciste, colonialiste et impérialiste. Une analyse salutaire. HPR
Mauvais 4Life
En 2024, CNN publie la terrible et désormais fameuse vidéo où Sean «Puff Daddy» Combs, producteur de pop/rap (et de téléréalité), (mauvais) rappeur et acteur, homme d’affaires milliardaire brutalise la chanteuse Cassie Ventura dans les couloirs d’un hôtel californien.
Si le producteur faisait déjà l’objet de plusieurs enquêtes, c’est bien la diffusion de cette vidéo (datant de 2016…) qui a enfin précipité la chute de M. Combs.
Car ce que montre le documentaire The Reckoning d’Alexandra Stapleton, c’est bien que le co-fondateur du label phare du hip hop commercial des années 1990 (au nom évocateur, Bad Boy Records), n’a jamais cessé d’être violent, violeur, et que beaucoup de monde le savait très bien.
C’est au fond une histoire classique d’homme puissant, qu’on laisse faire car ce qu’il rapporte, financièrement aux investisseurs et symboliquement au système (le modèle de la réussite bling-bling playlisté en boucle sur MTV et Spotify).
La succession des horreurs auxquelles le businessman est lié ne rend pas le visionnage de cette série facile. Une petite consolation est qu’elle résoud peut-être l’énigme des meurtres de Tupac Shakur et de Notorious B.I.G. La grande, c’est qu’elle libérera peut-être un peu plus la parole des victimes. NW
Zombies queer
Queens of the Dead, le premier long métrage de Tina Romero – fille du feu légendaire réalisateur George A. Romero – est une explosion queer de saveur!
En reprenant le sous-genre horrifique du film de zombies, que son père a codifié tout au long de sa carrière, Tina Romero s’en réapproprie les codes, pour en proposer une lecture à la fois politique, mais aussi extrêmement divertissante.
Dans ce premier projet d’envergure, la réalisatrice nous propose une comédie-horrifique déroutante avec une apocalypse zombie au sein du milieu drag.
Là où le genre du mort–vivant pointait souvent du doigt la société de consommation, l’aliénation et le racisme, Queens of the Dead tourne son regard sur de nombreuses questions LGBT avec sincérité, tendresse, mais aussi avec beaucoup d’humour.
Un film loin d’être parfait dans son dispositif mais qui remplit sa mission de nous divertir, entre rires et frissons. Un premier long-métrage réussi pour cette réalisatrice, qui laisse entrevoir un potentiel riche dans sa manière d’investir le cinéma de genre comme vecteur de discours politique. LC
Ovni anti-validiste des années 30
Le film Freaks de Tod Browning est il y a un près d’un siècle. Il narre l’histoire des membres d’un freak show qu’un couple valide tente d’arnaquer. La pratique d’exposition spectaculaire de corps hors normes au regard du public valide a connu son essor lors du 19e siècle, avant de disparaitre au cours du 20e avec la médicalisation progressive de ces personnes. C’est d’ailleurs de l’absence de ce cadre que le film tire toute sa puissance critique.
Tod Browning filme un ensemble de personnes concernées qui, loin d’une vision unifiée du «Handicap», présente, sans malveillance, une diversité de corps et de conditions. La caméra ne les particularise pas et les présente dans leurs activités quotidiennes, pour lesquelles les membres de la troupe n’ont pas besoin d’aide de la part des valides.
Le film souligne que le liant de cette troupe hétérogène est le traitement que la société valide leur réserve. Face au validisme, les freaks rétorquent la solidarité communautaire et la joie du vivre ensemble. De même, face à l’agression, le groupe se défend et, dans un ultime retournement du stigmate, sait se montrer sans pitié… CB
Freaks (La monstrueuse parade) (USA, 1932, 64′), disponible sur Dailymotion (ou The Pirate Bay)







