Austérité

La politique des caisses vides tourne à plein

Le canton de Vaud a connu une mobilisation historique de la fonction publique contre le budget austéritaire proposé par le Gouvernement pour 2026 et adopté par la majorité de droite du Grand Conseil le 17 décembre. Derrière les cris d’alarme du Conseil d’État, des partis bourgeois au parlement et du patronat, la séquence politique que nous venons de vivre a révélé une stratégie déterminée et constante: la politique des caisses vides. Mais quelle est la véritable situation des finances du canton de Vaud? Quelle est cette politique des caisses vides et pourquoi faut-il la combattre?

Manifestation de la fonction publique vaudoise contre l’austérité, Lausanne 9 décembre 2025.
Manifestation de la fonction publique vaudoise contre l’austérité, Lausanne 9 décembre 2025.

Pour justifier le plan d’économies établi en 2025, les milieux dirigeants vaudois, le Conseil d’État, les partis bourgeois et les médias répètent sur tous les tons que la situation financière du canton est mauvaise, grave, dégradée, etc. Bref, on assiste à une classique campagne de propagande catastrophiste. Mais qu’en est-il dans la réalité? 

Pour juger de la situation financière d’un État ou d’une collectivité publique, il y a deux moyens. Le premier consiste à étudier l’évolution de la dette au cours du temps. On peut ainsi mieux juger de la situation actuelle. Si l’on prend la dette brute du canton en pourcents du produit intérieur brut (PIB) vaudois entre 1890 et 2024, on observe qu’elle tourne autour de 8% entre 1890 et 1930, monte à 17% avec la Seconde Guerre mondiale, fluctue entre 8% et 12% entre 1950 et 1990, atteint 20% au début des années 2000 (et près de 25% en 2004 – 2005). Elle diminue rapidement dès 2006 – 2007 pour se situer à 3% en 2024. Elle est passé d’environ 12 milliards en 2004 – 2005 à 2,4 milliards en 2024. C’est le niveau le plus bas depuis 140 ans. Autrement dit, le canton de Vaud n’a jamais connu une situation financière aussi confortable.

Dans les années 1960 à 2000, les économistes néolibéraux dogmatiques considéraient qu’un taux de 60% était acceptable. Aujourd’hui, ils sont devenus plus souples: ils considèrent qu’un taux pouvant aller jusqu’à 90% n’est pas problématique. Le canton de Vaud se situe à un niveau 30 fois inférieur à ce que les néolibéraux intransigeants considèrent comme acceptable. Comment parler de situation inquiétante ou alarmante?

Mais ce n’est pas tout. La dette brute n’est pas l’indicateur le plus fiable. Pour juger de la situation financière, il faut se baser sur la dette nette, c’est-à-dire la dette brute moins les actifs (fortune, bâtiments, etc.). Prenons seulement le patrimoine financier du canton: selon les chiffres officiels, nettement sous-estimés, il atteint environ 5,5 milliards de francs. Cela signifie que l’État de Vaud n’est en fait pas endetté, au contraire il possède une fortune nette d’au moins 3 milliards de francs.

C’est ici qu’on peut utiliser le second moyen pour juger de la situation financière du Canton: faire une comparaison non pas dans le temps, mais avec la dette des autres États. Si on compare la dette nette au PIB de différents États en 2024 les résultats sont édifiants: 105% pour la France, 96, 5% pour les USA, 91% pour la Belgique, 47,7% pour l’Allemagne, 75% pour l’Union européenne. Le canton de Vaud, lui, n’a non seulement aucune dette, mais il possède même une fortune nette qui atteint (et il s’agit d’un minimum) 4,1% de son PIB!

La conclusion est donc évidente: la situation financière du canton est idyllique. La «situation alarmante» est une mystification pure et simple et l’état financier du canton ne justifie en rien le plan d’économies qui a été décidé par le Conseil d’État.

Quelles sont les causes du plan d’économies actuel?

Les autorités, relayées par les médias, justifient le plan d’économies par les déficits que le canton a connus en 2023 et 2024 et par le déficit prévu dans le projet de budget pour 2026.

Première chose. On peut douter de la véracité des chiffres donnés par les Conseil d’État. Sur un budget de 12 milliards, les possibilités de manipulations sont nombreuses. D’ailleurs, le Gouvernement le reconnaît lui-même puisque dans sa «Présentation du projet de budget 2026», il déclare qu’il vise au «renforcement de la sincérité budgétaire». Le problème est que ce soudain besoin de sincérité ne va que dans un seul sens: accroître le déficit.

Trois exemples: de 2019 à 2023, les dépenses pour amortissement du patrimoine administratif tournent autour de 170 millions, mais dans le budget de 2026, ces dépenses font un bond pour atteindre presque 300 millions. Le Conseil d’État ne prévoit aucune recette venant de la Banque nationale alors que la cheffe du Département des Finances, Christelle Luisier, a dû reconnaître que le canton recevra 62 millions de la BNS. Enfin, et c’est le plus important, le Conseil d’État ne prélève que 490 millions dans sa fortune. Si le gouvernement prélevait, par exemple, 800 millions, le canton conserverait une fortune nette de plus de 2 milliards, et donc, toujours, une situation financière de rêve.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est que ce sont les milieux patronaux, les partis bourgeois et le Conseil d’État qui ont creusé une bonne partie des déficits que le Canton connaît actuellement. Depuis les années 2007 – 2008, le patronat et les autorités vaudoises ont systématiquement diminué les impôts, en particulier ceux qui touchent les riches et ceux qui touchent les entreprises.

L’une des baisses d’impôts la plus connue et des plus scandaleuses, c’est la décision d’appliquer un bouclier fiscal, c’est-à-dire de plafonner l’imposition des ultra-­riches, celles et ceux qui ont un revenu annuel se chiffrant en millions de francs. Qui plus est de l’appliquer en sous-estimant, de manière illégale, les revenus de ces contribuables entre 2009 et 2021. Le résultat de cette seule sous-­estimation est une perte de recettes de l’ordre de 40 à 80 millions par année, soit au total un montant au minimum de 500 et peut-être même d’un milliard sur cette période.

Dès 2008, les impôts sur les profits et la fortune des entreprises ont été massivement diminués. Il est très difficile d’estimer le montant de la perte fiscale, mais il atteint sans doute au moins 500 millions par an. À ce titre, rappelons que solidaritéS avait vivement combattu (contre le Parti socialiste) la contre-réforme RIE3 vaudoise en 2016. À elle seule, cette mesure a entraîné une perte d’environ 350 millions par année, soit à peu près le déficit prévu pour 2026… 

Depuis 2008, l’administration fiscale fédérale publie un document qui indique dans quelle mesure les cantons exploitent ce qu’elle appelle le «potentiel fiscal» des entreprises installées sur leur sol. Entre 2008 et 2024, l’indice pour le canton de Vaud a diminué des deux tiers, passant de 16,2% à 5,7%. À titre de comparaison, Genève et Argovie sont à 13%, Zurich et Berne sont à 14%. Cela montre l’ampleur de la politique des caisses vides menées dans le canton de Vaud. D’ailleurs, Christelle Luisier a reconnu elle-même que les «baisses d’impôt […] jouent un rôle» dans les déficits que le canton connaît depuis 2023 (entretien dans Le Temps, 21.11.2025).

Objectif: casser les services publics

La politique des caisses vides vise deux objectifs. Le premier: diminuer les impôts sur les classes possédantes. Elles veulent payer très peu, et si possible, aucun impôt. C’est aux autres classes sociales de payer. En Suisse, le taux marginal supérieur d’impôt pour les 1% et les 0,1% des plus riches est passé de 0,8% à 0,5% entre 1964 et 2018. Dans le même temps, la part de leur fortune est passé de 40% 43%, nous rappelant, si nécessaire, à quel point la Suisse est un pays inégalitaire.

Second objectif: mettre l’État en déficit. Si l’État est en déficit, cela permet aux capitalistes d’exercer une pression beaucoup plus grande pour diminuer ou supprimer les dépenses qui ne leur sont pas directement utiles: les dépenses sociales, pour l’enseignement, pour la santé, pour l’environnement, etc. Cela permet aussi de présenter l’État comme inefficace et gaspilleur et donc de réclamer des économies et la privatisation des services publics, de la santé, de la protection sociale, etc. C’est ce qu’exprimait le Centre patronal vaudois dans un communiqué du 10 avril 2025 à propos du déficit du canton en 2024: «Les contribuables vaudois ne sauraient être victimes de la mauvaise gestion de l’État».

Les milieux dirigeants du canton prétendent que les déficits proviennent de l’augmentation des dépenses du canton, qu’ils qualifient de «démesurée» ou d’«explosive». Si on prend les dépenses du canton par habitant, entre 2005 et 2024, elles ont progressé au rythme de 1% par an en termes réels. Les dépenses du canton représentaient 16,2% du PIB vaudois en 2005 et 16,9% en 2024, soit une croissance de 0,7 points de pourcents en 19 ans. La prétendue explosion des dépenses est une mystification. Si l’on tient compte de l’augmentation de la population et du PIB du canton, il n’y a qu’une augmentation très faible, voire même une stagnation des dépenses étatiques.

Le patronat veut creuser plus profond

Il faut souligner que les milieux dirigeants du canton veulent non seulement poursuivre cette politique des caisses vides mais aussi l’accélérer. Les organisations patronales vaudoises ont déposé en 2023 une initiative populaire demandant une diminution de 12% du taux de l’impôt sur le revenu et la fortune. Cela entraînerait une baisse des recettes fiscales d’au moins 500 millions. La majorité de droite du Grand Conseil a suivi en large partie cette initiative en intégrant déjà dans le projet de budget pour 2026 une baisse de l’imposition de 7%, ce qui va entraîner un trou d’au moins 250 millions. Sans cette baisse d’impôt, le budget pour 2026 serait quasiment à l’équilibre et le plan d’économies actuel serait encore moins justifiable.

D’un côté, le patronat, la droite et le Conseil d’État présentent donc la situation financière du canton comme alarmante. De l’autre, ils veulent massivement baisser les impôts et les recettes fiscales. C’est la preuve que le discours qu’ils tiennent sur les finances publiques n’est que poudre aux yeux. Ils n’ont strictement aucune crainte quant aux finances vaudoises puisqu’ils créent eux-mêmes les déficits qui vont ensuite leur servir de bélier pour restreindre les dépenses de l’État.

La mobilisation sociale de l’automne était donc pleinement justifiée. Elle doit se poursuivre. Ce n’est pas aux salarié·exs et usagers·èrexs de payer pour des déficits qui ont été en large partie créés par le patronat et la droite alors que la situation financière du canton est idyllique. 

Partir des besoins

En fait, le canton devrait augmenter ses dépenses pour améliorer les conditions de travail de ses employé·es, améliorer substantiellement ses prestations sociales, adopter un plan d’urgence contre le réchauffement climatique, etc. 

Pour les financer, quelques mesures simples suffiraient: rétablir les niveaux des impôts sur les riches et sur les bénéfices des entreprises qui étaient en vigueur en 2000 rapporterait au moins 500 millions de plus par an. Les autorités cantonales pourraient aussi mener une lutte un peu plus sérieuse contre la fraude fiscale, massive dans le canton. On peut estimer que la fortune fraudée dans le canton atteint le montant astronomique de 45 milliards de francs (Global, nº 96). L’essentiel de la fraude est commise par les grandes et très grandes fortunes – bref les «1%». À titre d’exemple, si le secret bancaire était levé et que ces 45 milliards étaient imposés correctement, les recettes supplémentaires pour le canton seraient d’au moins un milliard. 

Enfin, le mécanisme du frein à l’endettement peut être suspendu comme il l’a été au plan fédéral au moment de l’épidémie de covid. En Allemagne, un pays dans lequel le frein à l’endettement constituait presque une religion d’État, le Gouvernement a décidé, au début de 2025, de le rendre beaucoup plus inoffensif.

Sébastien Guex  Guillaume Matthey


Adaptation d’une conférence visible sur la chaîne YouTube de Marx21

Caisses vides: l’exemple genevois

Depuis 1999, le canton de Genève a enregistré 12 baisses d’impôt ou de taxes dont une seule a été refusée en votation populaire. 

Parmi ces baisses, relevons les plus significatives: celle de 12% de l’impôt cantonal en 1999 ; la suppression des droits de successions en ligne directe en 2004 ; le retour au barème par tranches, la suppression du rabais d’impôt et du bouclier fiscal à 60% en 2010 ; la baisse de l’imposition du bénéfice des entreprises de 24% à 14% en 2020 ; la baisse de l’impôt cantonal et communal sur le revenu de 5,7 à 11,7% en 2025.

Si on tient compte des simulations effectuées lors de l’examen de ces projets, le total des réductions d’impôts ou de taxes s’élève à 1,7 milliard par an. En intégrant l’évolution des masses imposables, on peut estimer la perte de recettes pour le canton à environ 2 milliards par an.

À noter que si le canton de Vaud n’a quasiment pas de dette, celui de Genève a une dette brute de 10,4 milliards. Comme quoi, la politique des caisses vides est la même indépendamment du niveau d’endettement.

Bernard Clerc