Pandora Papers
Le parasitisme comme système
Début octobre, le Consortium international de journalistes d’investigation annonçait sa nouvelle enquête basée sur une fuite massive de documents dévoilant le fonctionnement de l’industrie de l’évasion fiscale, les Pandora Papers. Entretien avec Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et militant de solidaritéS.
Comment fonctionne l’industrie de l’évasion fiscale et du blanchiment, telle que révélée par les Pandora Papers ? Selon le principe des poupées russes : un·e avocat·e d’affaires crée des chaînes de sociétés-écrans qui permettent de dissimuler les capitaux qui sont fraudés ou blanchis, ainsi que leurs propriétaires. Certain·e·s avocat·e·s gèrent ainsi plusieurs milliers de sociétés ! Une possibilité offerte par les places offshore, qui est plus difficilement réalisable en Suisse, est la création de plusieurs sociétés-écrans, le transfert d’importantes sommes d’argent des unes aux autres puis leur dissolution, le tout dans une seule journée. Et ce procédé est répété quotidiennement.
Durant des décennies, l’attention était focalisée sur le rôle des banques suisses. Que révèlent ces enquêtes sur l’organisation de l’industrie de l’évasion fiscale et du blanchiment ? En 2016, les Panama Papers ont mis en lumière le rôle d’acteurs importants de cette industrie, à côté des institutions financières suisses : avocat·e·s d’affaires, gestionnaires indépendant·e·s, petites sociétés financières et – c’est important – les marchand·e·s d’art. Zoug, Zurich et Genève sont les principaux centres de cette industrie.
On y retrouve toujours les mêmes milieux de droite et d’extrême droite, souvent proches de l’UDC, formation qui compte dans ses rangs beaucoup de gestionnaires de fortune indépendant·e·s ou d’avocat·e·s d’affaires, en partie plus véreux·euses les un·e·s que les autres. Par exemple l’avocat Marc Bonnant qui a une position importante dans les Panama Papers ; dans les Pandora Papers, on retrouve le couple d’avocat·e·s UDC Amaudruz, les parents de Céline, la vice-présidente du parti.
Ueli Maurer, conseiller fédéral UDC, avait déclaré en 2016 : « Nous devons maintenir ces possibilités [de création de montages financiers offshore], nous ne devons pas jouer les supermoralisateurs du monde. » (Blick, 8.04.2016) Les noms de Mauro Poggia (MCG) et de Petra Gössi (ex-présidente du PLR) sont aussi apparus. Cette industrie forme véritablement le cœur de la bourgeoisie suisse et des deux grands partis qui la représentent.
La Loi sur le blanchiment ne permet-elle pas de lutter contre ce phénomène ? Celle-ci comporte de très gros manques. Elle a été révisée ce printemps et il était question de la rendre un peu moins laxiste, notamment en incluant les avocat·e·s d’affaires et les marchand·e·s d’art, c’est-à-dire à les obliger d’annoncer aux autorités les fonds manifestement douteux. Le projet de révision proposait aussi d’abaisser le seuil d’annonce des transactions en argent liquide ou en métaux précieux de 100 000 à 15 000 francs. Le parlement suisse a refusé ces deux durcissements de la Loi, ce qui montre bien le pouvoir de cette industrie.
Ces montages financiers concernent différents types d’activités : blanchiment d’argent, optimisation fiscale – légale – et fraude fiscale. Que désignent ces termes ? Le blanchiment d’argent recouvre deux grandes catégories. La première est le blanchiment de l’argent sale issu des marchés de la drogue, des armes, de la prostitution, du crime et des mafias en général et des biens culturels transférés illégalement. Ces activités ont un certain poids au niveau mondial. On peut estimer leur chiffre d’affaires à 600 milliards de dollars par an, voire un peu plus, ce qui est tout de même relativement marginal à l’échelle des échanges mondiaux de marchandises et des services qui pèsent à peu près 100 fois plus. Toutefois, ces marchés illégaux profitent indirectement à quelques secteurs de la petite bourgeoisie ou au secteur de la construction par exemple, ce qui élargit leur importance.
Ensuite, il y a le blanchiment de l’argent issu de la fraude fiscale. L’argent soustrait au fisc doit être « blanchi » au niveau fiscal pour lui redonner une légitimité. Là, les sommes en jeu sont bien plus élevées que celles du blanchiment de l’argent sale : probablement de l’ordre de 10 %, voire plus, du PIB mondial. C’est pour cela que j’affirme que les paradis fiscaux et l’industrie du blanchiment et de la fraude fiscaux sont une composante essentielle du système capitaliste mondial.
Quant à l’optimisation et la fraude fiscales, c’est selon moi fondamentalement la même chose. Vis-à-vis des contribuables ordinaires qui doivent payer leurs impôts jusqu’au dernier centime ou du point de vue des collectivités qui sont privées de moyens pour financer les services publics, l’argent soustrait est similairement manquant.
Y a-t-il néanmoins une volonté de la part des autorités de lutter contre l’évasion fiscale et le blanchiment, ne serait-ce que pour récupérer des recettes fiscales ? L’un des aspect intéressants de ces leaks, c’est qu’ils proviennent de hackers ou de lanceurs·euses d’alerte puis sont analysés par des journalistes. On se souvient par exemple du cas de Bradley Birkenfeld, qui a passablement ébranlé l’UBS et le secret bancaire Suisse. Ce ne sont pas du tout les autorités fiscales ou judiciaires qui sont à l’origine de ces fuites, alors que c’est leur rôle de lutter contre ces délits.
En mars 2017, les polices de 17 États, dont la Suisse, étaient invitées à Wiesbaden pour recevoir une copie élaborée par la police allemande de toutes les données tirées des Panama Papers. L’Office fédéral de la police a refusé d’envoyer un·e représentant·e, car il avait reçu l’ordre de ne pas accepter ces données, alors même que 34 301 sociétés panaméennes avaient été créées depuis la Suisse, et que 1500 intermédiaires suisses étaient en lien avec le cabinet Mossack Fonseca. Le Ministère public de la Confédération, la plus haute instance d’investigation pénale suisse, a donc refusé de consulter ces documents. Cela confirme que les autorités fiscales ou judiciaires ne font pas leur travail dans ce domaine et indique que des secteurs larges des milieux dirigeants sont impliqués dans la protection de l’industrie de l’évasion fiscale et du blanchiment.
Les États doivent combler les déficits creusés par la pandémie. Peut-on imaginer quelques changements dans leur attitude face à l’évasion fiscale ? L’attitude des États et des bourgeoisies face au blanchiment et à l’évasion fiscale est toujours ambivalente. Je l’illustre par la métaphore de l’« œil qui rit » et de l’« œil qui pleure ».
Du côté de l’« œil qui rit », les milieux capitalistes profitent de ce système car cela leur permet évidemment de mettre leurs profits à l’abri et de ne pas payer ce qu’ils devraient payer. De plus, la concurrence mondiale des paradis fiscaux exerce une pression permanente à la baisse de la fiscalité qui profite à l’ensemble de la bourgeoisie, qu’elle soit liée ou non aux secteurs de l’industrie de la fraude fiscale elle-même. Ces secteurs sont plus ou moins important selon les pays – comparativement très importants en Suisse, qui s’est construite comme paradis fiscal depuis la fin du 19e siècle.
Du côté de l’« œil qui pleure », les États sont en concurrence au niveau mondial. Leurs bourgeoisies également. Celles des pays qui sont, pour des raisons historiques, moins laxistes vis-à-vis de la fraude fiscale et du blanchiment doivent donc payer plus d’impôts et peuvent accumuler le capital moins intensément par rapport aux bourgeoisies concurrentes. Si elles ont par ailleurs un « œil qui rit », elles ont également tendance à vouloir limiter ou supprimer les avantages concurrentiels de ces dernières.
Les bourgeoisies des États économiquement développés oscillent donc entre ces deux pôles. Cette oscillation varie en fonction des rapports de force internes, externes et de la conjoncture. La crise de 2008, puis la pandémie, ont nécessité un endettement très important des États. Face à cela, certains secteurs de la bourgeoisie ont tendance à préférer une meilleure lutte contre la fraude fiscale plutôt que des augmentations générales des taux d’imposition.
Ces révélations régulières choquent quand même l’opinion publique… L’indignation de l’opinion publique suscitée par ces révélations peuvent en effet conduire à des crises politiques. Des forces politiques peuvent s’appuyer sur l’indignation publique pour faire tomber des adversaires, faire évoluer les rapports de forces, voire remettre en cause le fonctionnement du système.
Ceci n’est évidemment pas le cas en Suisse, où cela fait 70 ans que le Parti socialiste a accepté, voire défendu, le paradis fiscal suisse – pas dans les discours du dimanche, mais dans les actions concrètes. Par exemple dans le canton de Vaud où la majorité gouvernementale rose-verte n’a jamais infléchi la politique de dumping fiscal.
Quelles mesures faudrait-il exiger pour lutter contre ce système ? La levée du secret bancaire, la levée du secret professionnel des avocat·e·s vis-à-vis du fisc et le renforcement de l’échange automatique d’informations, qui reste lacunaire.
Au niveau international, il faut exiger un taux d’imposition minimal mondial pour les multinationales d’au moins 30 % – le projet de l’OCDE à 15 % est bien trop timide ; le seuil à partir duquel elles y sont soumises – 750 millions – devrait être abaissé ; les secteurs qui sont actuellement exclus du projet – trading et finance notamment – devraient y être intégrés.
Pour mobiliser des ressources pour mener des guerres, la bourgeoisie n’a eu aucun problème à élever les taux d’imposition à 60 %. Pour faire face au dérèglement climatique on pourrait au moins exiger un taux minimal de 40 % à l’échelle mondiale !
C’est un combat d’autant plus important que la fraude fiscale, le blanchiment d’argent et la corruption ne sont pas des aspects marginaux du capitalisme, mais sont au centre même du fonctionnement du capitalisme tardif et gangrènent l’ensemble des bourgeoisies mondiales et en particulier le système politique suisse.
Propos recueillis par Niels Wehrspann