Aéroport de Paris: larchitecture sent le Roissy
Aéroport de Paris: larchitecture sent le Roissy
«Si les avions étaient mis en uvre
comme les bâtiments, ils ne voleraient pas»1
Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle,
le 23 mai à 6h57, un segment de la jetée du terminal, achevé il y a à peine
un an s\’effondre; «le hall était donc en partie désert alors que plusieurs
milliers de personne peuvent s\’y presser aux heures de pointe»2
« Seulement » quatre morts et trois blessés,
un miracle mais un ouvrage inutilisable, 60\’000 tonnes de béton précontraint
menacés de ruine ou de démolition, 1.1 milliard de nos francs dépensés en
vain sans compter l\’équivalent nécessaire à réparer les dégâts ou à dynamiter
l\’ouvrage, et puis la peine perdue et la souffrance inutile de tous les travailleurs
qui ont construit ce monstre et dont certains y ont laissé la vie 3. Quand à l\’architecte Paul Andreu
« qui s\’est acquis une réputation d\’homme des prouesses techniques« 4, et qui disait que «le meilleur aéroport ce n\’est
pas celui qui est excellent à un moment donné, mais c\’est celui qui sera assez
bon sur une durée plus longue» il doit se mordre la langue 5 .
C\’est que les architectes des pays
nantis ont opéré un tournant formaliste sans précédent. Les bâtiments publics
dont les images affriolantes pullulent dans leurs innombrables revues d\’architecture
sont de plus en plus tape-à-l\’il. La comparaison de leurs uvres avec celles
d\’avant le tournant formaliste des années 70 est frappante. Nos grandes gares
(Lyon, pour ne citer que des bâtiments parisiens), marchés couverts (halles
de Baltard), édifices culturels (centre Beaubourg) en fonte, acier et verre
étaient de modestes chef-d\’uvre d\’élégance constructive, de légèreté, simplicité,
fiabilité, sécurité, d\’économie de matériaux, de travail humain, d\’énergie
et d\’argent publics.
L\’architecture du spectacle a balayé
l\’architecture de service public. Les matériaux périssables ont remplacé ceux
qui sont recyclables, les prouesses absurdes ont détrôné les formes simples,
le gaspillage planifié a défié le « less is more » de Mies
van der Rohe, les lois du marché dominent celles de la nature et en l\’occurrence
de la statique élémentaire. Bref le formalisme a tué le fonctionnalisme dont
les principes éprouvés sont maintenant taxés de « ringards » au point
de renier les acquis des grands bâtisseurs d\’antan: Jean Prouvé pour qui on
ne doit «rien dessiner qu\’on ne puisse construire», Vitruve pour qui
l\’architecture doit reposer sur la combinaison harmonieuse et équilibrée de
la beauté, la solidité et l\’utilité : «Venustas, Firmitas, Utilitas»
et tant d\’autres. Un timide courant de résistance semble pourtant pointer
avec une architecture simple, dépouillée, durable et conséquemment belle mais
elle n\’est le fait que d\’une minorité écartée des juteux marchés publics.
La raison de ce déclin architectural
est à chercher dans la quête du profit maximum, soit dans l\’accaparement de
toute aubaine constructive pour soutirer le plus d\’argent public et le partager
entre architectes, ingénieurs, entrepreneurs, marchands de terrains, de matériaux
et de main d\’uvre. Plus la conception des ouvrages sera amphigourique et
maniérée et plus ils coûteront cher en rajouts, réparations et démolitions
car «quand, au départ, on veut faire du beau, en général ça rate !»
disait Prouvé.
Pour que cette escroquerie publique
passe sans trop d\’oppositions auprès de leurs victimes, un arsenal idéologique
a été mis en place par les bétonneurs au pouvoir. Mais pour plus de précautions
ils ont dépossédé les populations de tout droit de regard, de critique et
de proposition sur leur uvres. C\’est ainsi que nous assistons ahuris et désarmés
à l\’ouverture incessante d\’innombrables et d\’interminables chantiers d\’architecture
et d\’ingénierie dont notre seul soulagement est d\’en dénoncer l\’horreur après
coup.
«La forme suit toujours la fonction:
telle est la loi» 6
Il serait téméraire et prétentieux
de se prononcer sur la cause de l\’effondrement avant l\’expertise. Ceci dit,
une grossière erreur de conception saute aux yeux de quiconque à un peu de
bon sens ou quelques notions d\’équilibre statique. Les conséquences de cette
erreur semblent correspondre en tout cas à la succession des fissurations
observées et à la forme de la ruine (fig. 4). Observez une coupe sur ce boyau
ovoïde (fig. 1): c\’est celle d\’un pneu mal gonflé (fig. 2) ou d\’un tunnel
(fig. 3), formes structurelles appropriées aux forces qui s\’y exercent, soit
la pression de l\’air dans le pneu ou la poussée des terres contre les flancs
du tunnel. Dans le cas considéré aucunes de ces forces intérieures ou extérieures
ne maintient la structure en équilibre. Certes la voûte en béton était corsetée
sur ses flancs par des tirants métalliques extérieurs (fig. 1) mais étant
ancrés à la coque en béton, ils n\’en reprenaient ni les déformations, ni les
poussées latérales « au vide » et ne pouvait de ce fait palier une
conception structurelle erronée (fig. 5).
Une fois de plus ce sera la faute à
« pas de chance ». La canicule qui assèche des sols de fondation ou
les déluges qui les détrempent pourraient faire l\’affaire
on tremble déjà
pour la Tour Eiffel, le Louvre ou Notre Dame ! Autant nous avons été dépossédés
du droit de regard sur les prouesses architecturales, autant nous serons privés
d\’explications sur leur décomposition. Le Canard Enchaîné a d\’ailleurs flairé
l\’arnaque en titrant «Drame de Roissy: les constructeurs cherchent un alibi
en béton !» 7.
Mais le capital n\’aura pas trop à souffrir
de cette catastrophe, ni d\’ailleurs des autres, climatiques, chimiques, radioactives
ou militaires qu\’il provoque : «Il suffit d\’un brin de marxisme pour établir
que les gros revenus prospèrent là où se produisent les grandes destructions
et se greffent les grandes affaires» 8.
François ISELIN (architecte)
- Jean Prouvé, architecte, Dr Honoris Causa ès sciences techniques, décerné en 1969 par l\’EPFL (ex EPUL).
- Le Monde, 25.5.04.
- 24 Heures, 24.5.04.
- Le Monde, 25.5.04.
- L\’Humanité, 29.7.00.
- Louis Henry Sullivan, architecte étasunuien
- Le Canard Enchaîné, 26 .5.04
- Amadeo Bordiga, « Espèce humaine et croûte terrestre », Payot, 1978.
- Forme de la voûte cylindrique telle quelle a été conçue et construite. Ce boudin est long de 650 mètres.
- Analogie avec un pneu de voiture gonflé. La pression de lair compense les forces exercées sur la membrane.
- Analogie avec un tunnel enterré. La pression de la terre compense la déformation due aux forces exercées sur les flancs de la voûte. À Roissy, les tirants en acier censés compenser ces poussées étaient fixés à même la voûte, donc dépendants de sa déformation.
- Voûte de Roissy. Le poids de la voûte (~400 kg/m2) nest compensé par aucune force compensatoire: elle se déforme et ses flancs se rompent. Cette hypothèse de rupture correspond à lobservation de fissures et chutes de gravats au sommet de la voûte cinq minutes avant son effondrement.
- En trait noir, formes auto-stables de voûtes cylindriques en béton armé, telles quelles ont par exemple été utilisées à la Sagrada Familia de Barcelone, à lOpéra de Paris, au CNIT de la Défense, etc.