Le Nicaragua, vingt-cinq ans après la victoire sandiniste

Le Nicaragua, vingt-cinq ans après la victoire sandiniste

William Grigsby Vado, âgé de 45 ans, est depuis 26 ans militant du Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Il est aujourd’hui directeur de «La Primerisima», l’une des plus importantes radios du pays. A l’occasion du 25e anniversaire de la révolution sandiniste, il a bien voulu répondre aux questions de notre rédaction.

En préambule, peux-tu rappeler quelques éléments de l’histoire nicaraguayenne, au XXe siècle?

Pour faire un bilan objectif des résultats de la révolution de 1979, il faut d’abord rappeler, qu’il y a 25 ans, mon pays était dominé par l’une des pires dictatures militaires d’Amérique latine. En 1927, le général Augusto Cesar Sandino et une poignée de paysans avaient pris les armes pour s’opposer à l’occupation du Nicaragua par les «marines» yankees. Durant 6 ans, ils réussirent à constituer une véritable armée de guérilla, qui contraignit finalement, en janvier 1933, les «marines» à se retirer1. Pour se venger de cette défaite, les Nord-Américains firent assassiner le général Sandino et installèrent la tyrannie de la famille Somoza.

Durant 45 ans, les Somoza – Anastasio, le fondateur de la dynastie, et ses fils Luis et Anastasio – se sont maintenus en place grâce à la terreur de la Garde nationale (l’armée fondée – puis équipée, entraînée et financée – par les Etats-Unis): ils interdirent les partis politiques, les syndicats et les organisations sociales; ils empêchèrent le développement d’une presse indépendante et firent de l’Etat un instrument fondamental pour piller les richesses de la nation et s’approprier une grande partie de l’appareil productif. En 1979, les Somoza contrôlaient 60% des terres cultivables (la richesse fondamentale du pays), plus de la moitié de l’activité commerciale et industrielle, de la construction, des compagnies navales, de l’aviation et des transports. Par contre, le peuple vivait dans une profonde misère: 53% d’analphabétisme, 125 enfants sur 1000 mouraient avant d’avoir atteint l’âge de 2 ans, le 60% de la population paysanne se partageait à peine 2% des terres cultivables, pour ne citer que quelques données.

De nombreuses rébellions politiques et militaires, menées par des centaines de citoyens de toutes les classes sociales, furent écrasées les unes après les autres par la dictature. Mais au début des années 1960 des jeunes, issus du parti socialiste et d’autres mouvances politiques, se regroupèrent au sein d’une seule organisation, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Ils reprirent les bannières du nationalisme, de l’anti-impérialisme et de la justice sociale, déjà brandies par Sandino et son armée de guérilla2.

Finalement, dans la seconde moitié des années 1970, l’addition d’une série de facteurs externes et internes permit au FSLN non seulement d’implanter dans tout le pays une importante force de guérilla, mais – ce qui est le plus important – de regrouper tous les secteurs de la société, y compris une partie de la bourgeoisie nationale: une formidable insurrection populaire triompha le 19 juillet 1979, en renversant la dictature. Les sandinistes obtinrent l’appui de l’écrasante majorité les citoyen-ne-s à leur programme de réforme agraire, d’éducation et de santé gratuites, d’égalité des droits pour les femmes, de libertés de la presse et d’organisation politique et syndicale, et de reconnaissance des droits des indigènes. La proposition du sandinisme se résumait dans cette phrase: «Nous ne luttons pas pour un simple changement des hommes au pouvoir, mais pour un changement de système»3.

Sur la base d’un schéma d’économie mixte, de pluralisme politique et de non-alignement, le nouveau gouvernement construisit un nouvel Etat, organisé en pouvoirs autonomes et indépendants; il légalisa tous les partis politiques, les syndicats et les associations; il organisa une campagne d’alphabétisation, qui réduisit l’analphabétisme à un taux de 12%; il distribua 2 millions d’hectares à 300000 familles paysannes; il créa une banque nationale pour financer les petits et moyens producteurs de la campagne et de la ville; il construisit des centaines d’écoles et d’hôpitaux, permettant ainsi l’accès massif et gratuit de toute la population aux services de santé et d’éducation; il créa une armée et une police de caractère national, dont la philosophie est de défendre et non de réprimer le peuple, et promulgua la première constitution politique démocratique de toute l’histoire du Nicaragua.

Après avoir résisté à une féroce offensive militaire et économique du gouvernement nord-américain de Ronald Reagan – 2 milliards de dollars investis dans des activités terroristes, pour empêcher la consolidation du modèle sandiniste –, la Révolution se termina en février 1990. 50000 Nicaraguayens étaient morts, 70000 autres étaient invalides et l’appareil productif du pays avait été pratiquement détruit par la guerre de libération en 1978-1979 et la guerre d’agression (1981-1990).

Que reste-t-il des conquêtes de la Révolution populaire sandiniste, 25 ans plus tard?

Après février 1990, pour la première fois dans l’histoire moderne, un gouvernement arrivé au pouvoir grâce à une insurrection armée remettait ce pouvoir à une autre force politique, qui avait gagné les élections. De fait, ces élections furent les mieux organisées et les plus transparentes de l’histoire moderne du Nicaragua. Ce seul fait, par essence démocratique et révolutionnaire, est un apport gigantesque des sandinistes à la vie démocratique de la nation. Bien plus, la paix que connaît aujourd’hui le pays (c’est-à-dire l’absence de conflit armé) est née précisément de cette décision de respecter le verdict des urnes.

Mais, grâce aux gouvernements en place depuis 1990, les Nord-Américains et leurs organismes financiers internationaux ont imposé le schéma capitaliste néo-libéral qui a démantelé tout l’appareil socio-économique créé par la Révolution: aujourd’hui, 25 ans plus tard, la santé et l’éducation ne sont pas gratuites, 38% de la population est analphabète, le chômage s’élève à 52%; un million et demi de Nicaraguayen-ne-s ont été obligés d’émigrer au Costa Rica, aux Etats-Unis et dans d’autres pays; par les mécanismes du marché, la terre a été arrachée aux paysans; la souveraineté et l’indépendance nationales se sont réduites à de simples déclarations d’intentions, le destin du pays étant soumis aux diktats du gouvernement nord-américain en place4.

Néanmoins, des aspects fondamentaux du projet révolutionnaire survivent: l’armée et la police sont au service du pays, et non pas du gouvernement en place; les libertés démocratiques se sont consolidées; le pluralisme politique prévaut et la Constitution – malgré deux réformes – continue d’être l’une des plus avancées du continent, surtout en matière de droits des citoyen-ne-s.

Comme la nouvelle génération – celle qui a aujourd’hui vingt ans – voit-elle la Révolution?

La jeunesse connaît très peu la Révolution. Les gouvernements néo-libéraux se sont efforcés de présenter une vision déformée et mensongère des années 1980, grâce aux moyens de communication de masse, à l’éducation formelle et à leurs alliés des Eglises catholique5 et évangéliques.

Cependant, le sandinisme continue à vivre, comme idéologie et projet de justice sociale, dans de larges secteurs de la société, surtout grâce à l’influence des actions de la Révolution – l’éducation et la santé gratuite, la terre aux paysans et l’accès au crédit dans des conditions favorables –, toutes choses qui lui ont été aujourd’hui arrachées.

Mais le FSLN a changé de manière négative: un petit groupe de dirigeants, rassemblés autour de l’ex-président Daniel Ortega6, s’est emparé de l’organisation et l’a transformée en un parti électoraliste, dont l’objectif ne consiste plus à changer le système, mais simplement à y occuper des espaces de pouvoir pour leur profit personnel. Comme résultats de ce processus, la majorité des dirigeants historiques et des chefs guérilleros qui, il y a 25 ans, ont conduit le peuple au triomphe ne sont plus membres du parti; et un grand secteur de l’opinion publique considère les sandinistes comme un nouveau groupe politique intégré au système, qui tient un discours, apparemment progressiste, mais qui sur le fonds défend seulement les intérêts des puissants.

D’une part, le pays a été mis économiquement à genou par les politiques néo-libérales et la corruption des politiciens et des entrepreneurs qui exercent le pouvoir; d’autre part, l’organisation qui avait incarné l’espérance, le FSLN, n’est plus une force révolutionnaire. Actuellement, le FSLN défend une philosophie exactement contraire à celle qui l’avait mené au pouvoir en 1979: il ne lutte plus pour un changement de système, mais pour le changement des hommes au pouvoir…

Comment (re)construire une option anti-capitaliste et anti-impérialiste au Nicaragua aujourd’hui?

Deux conditions fondamentales: premièrement, à partir de la conscience au sein d’une grande partie de la population, construire une conscience anti-système; deuxièmement, créer les conditions pour que resurgisse le mouvement social, autonome et classiste.

Une partie des conséquences néfastes du néo-libéralisme et de la transformation du FSLN, c’est qu’il reste très peu de ces fortes organisations de masses, qui furent d’abord un soutien fondamental de la Révolution et qui, ensuite, réussirent à mobiliser tout le pays pour freiner les premières tentatives néo-libérales du gouvernement de Violeta de Chamorro7 au début des années 1990. Le FSLN a passé d’un extrême à l’autre: auparavant, il contrôlait absolument toute l’activité de ces organisations. Maintenant il a fait deux choix: coopter les principaux dirigeants des rares syndicats qui ont gardé une certaine force, pour en faire des députés ou des politiciens à temps complet8; ne rien faire pour motiver les autres citoyens à s’organiser sur le plan social. Pire, lorsque naissent des organisations citoyennes – les femmes, les consommateurs, les défenseurs de l’environnement – et que ces dernières critiquent les positions du FSLN au Parlement ou dans d’autres sphères, le FSLN s’emploie à les disqualifier. D’autre part, la bourgeoisie et les politiciens de droite se sont appropriés de nombreux espaces au sein de la dénommée «société civile», qu’ils manipulent à leur guise pour renforcer le système capitaliste néo-libéral.

Politiquement, certains conservent l’espérance de voir le FSLN retourner à ses positions originelles, assumer comme telle une alternative au système et conduire le peuple à une nouvelle révolution – cette fois-ci pacifique –, pour commencer à résoudre les problèmes du pays. Mais cette possibilité s’éloigne chaque jour davantage9. De sorte que l’alternative réside chez les gens eux-mêmes, qui ont des raisons suffisantes, dérivant du système en place, pour se révolter.

Les idées de base de nos aspirations sociales et politiques sont les mêmes que dans le reste de l’Amérique latine: rendre à l’Etat son rôle, surtout comme propriétaire des entreprises de service publique (eau, énergie, téléphone, sécurité sociale) et comme garant de la distribution effective de la richesse; mener une politique fiscale, qui oblige les riches à payer des impôts proportionnellement à leur revenu; développer le marché intérieur grâce à des politiques énergiques de réforme agraire et urbaine, créer des emplois et améliorer les salaires.

Dans le cas du Nicaragua, il est stratégiquement important d’établir des liens étroits et stables avec la communauté des citoyens émigrés, principalement aux Etats-Unis et au Costa Rica (et qui sont les misérables expulsés par leur propre capitalisme), afin qu’elle puisse participer tant à la réactivation économique (avec une politique adéquate pour canaliser les envois aux familles restées au pays) qu’à la vie politique nationale (en bénéficiant notamment du droit de vote et de représentation à l’Assemblée nationale).

Evidemment, il ne suffit pas d’un mouvement social pour faire aboutir de telles revendications. Il nous manque un parti politique. Le FSLN a l’opportunité historique de redevenir l’instrument dont la société a besoin pour avancer. S’il rate cette occasion, un autre parti de gauche révolutionnaire apparaîtra sûrement, comme cela s’est produit dans d’autres expériences latino-américaines, telles que le Venezuela bolivarien.

Traduction et notes:
Hans-Peter RENK

  1. Julio Lopez, Le Nicaragua sous l’occupation américaine (1927-1933): étude du mouvement sandiniste. (Mémoire de licence en sciences politiques, Université de Lausanne, octobre 1973).
  2. Sandino et la guérilla au Nicaragua: textes sandinistes traduits et présentés par le comité Nicaragua-Lyon. Lyon, Ed. Fédérop, 1980 [Contient notamment: Carlos Fonseca Amador, Sandino guérillero prolétaire; José Benito Escobar, La pensée sandiniste; Augusto Cesar Sandino, Manifeste aux peuples de la terre et à celui du Nicaragua en particulier; Ernesto Cardenal, Sandino: poème]
  3. Formule lancée en 1966 par le fondateur du FSLN, Carlos Fonseca, tombé au combat, le 8 novembre 1976, pour appeler au boycott des élections organisées par le régime somoziste.
  4. Lors de la guerre contre l’Irak, le gouvernement de Enrique Bolanos a envoyé un contingent nicaraguayen, à titre de coopération avec la «coalition internationale» formée par les USA.
  5. Le ministre de l’Education nationale des gouvernements de Violeta Chamorro (1990-1996) et Arnoldo Aleman (1996-2002) est proche du cardinal Miguel Obando y Bravo (archevêque de Managua): Humberto Belli, membre de l’OPUS DEI (congrégation ayant le statut de prélature personnelle du pape) avait été l’un des organisateurs, en 1983, de la visite de Jean-Paul II à Managua.
  6. El Pais, 18 juillet 2004: Sergio Ramirez Mercado (ex-vice président du Nicaragua durant la période sandiniste), «La revolucion que no fue»; Daniel Ortega Saavedra, «Venezuela es la mayor victoria de la izquierda tras Cuba y Nicaragua» (entrevista con Juan Ruiz Sierra).
  7. Veuve de Pedro Joaquin Chamorro (dirigeant de l’opposition bourgeoise au somozisme) et membre de la Junte de reconstruction nationale (1979-1980), Violeta Barrios de Chamorro fut, lors des élections de février 1970, candidate de la coalition anti-sandiniste «Union nacional opositora» (UNO).
  8. Sur le mouvement syndical nicaraguayen, cf. Mario Malespin, «Il existe deux sandinismes», entrevue avec Sergio Ferrari. in: Le Courrier, 17 juillet 2004
  9. La direction du FSLN a préféré commémorer le 25e anniversaire dans le cadre d’une messe dans la cathédrale de Managua, où officiait Mgr Miguel Obando y Bravo (l’ennemi juré des années 80), plutôt que d’appeler à une grande mobilisation populaire