De l'alternance... à l'alternative en Italie

De l’alternance… à l’alternative en Italie

Depuis quelques mois, la conjoncture
sociale et politique italienne
enregistre quelques secousses,
dont les clameurs parviennent à franchir
la barrière des Alpes. Le 30 novembre
dernier, une grève générale, la cinquième
du genre qu’aura encaissé le gouvernement
Berlusconi, a connu un succès au
moins égal aux précédentes. Par centaines
de milliers les travailleuses et les travailleurs,
les retraité-e-s, les fonctionnaires,
les immigrés, les «précarisés» et les
«désobéissants», femmes et hommes,
ont bravé vents et marées (au sens propre),
dans plus de 70 villes du Nord au
Sud du pays, pour clamer leur rage, leur
révolte, et leur angoisse.

Les moyennes sont élevées: 80% d’adhésions
pour les secteurs public et parapublic,
des pointes supérieures à 90% pour
l’industrie du centre-nord (Michelin,
Galbani, Barilla, Parmalat, Whirlpool),
exception très honorable pour Fiat
Mirafiori (70%). Avec l’extension aux chaînes
de distribution (50-60%), et aux banques
(70%), tous les secteurs y passent.
Mais les salarié-e-s du public forment les
plus gros contingents. Ce sont ces derniers,
qui doublent la mise (8 heures au
lieu des 4 prévues), avec des rendez-vous
se prolongeant dans les jours qui suivent
pour certaines branches (notamment dans
les transports) et pour les secteurs organisés
autour des syndicats de base (Cobas).

Le laissez défaire néolibéral

Dénominateur commun de cette journée
de lutte: l’opposition à la politique budgétaire
du gouvernement, et ses mesures
ciblées et antisociales. L’ampleur de la
«manoeuvre» (coupes budgétaires)
dépasse les 36 milliards de francs. Elle
vise en premier lieu le secteur public et ses
employé-e-s. Pour faire passer la pillule,
cette «manoeuvre» est assortie, doctrine
néolibérale oblige, d’abattements d’impôts
dégressifs pour un total de 10 milliards de
Fr., mais qui, mesurés à l’échelle du contribuable
moyen, reviennent à l’équivalent
d’un cappuccino par jour.

En filigrane cependant, émerge avec insistance
le thème du déclin économique du
pays, en particulier industriel. La Fiat à
Turin est un cas emblématique. A tel point
que les syndicats de «métallurgistes» veulent
faire de Turin «un cas national», car
«c’est ici» affirment-ils «qu’on arrête la
crise industrielle du pays». Près de 3000
entreprises en crise déclarée, 360000 travailleuses
et travailleurs vivent dans l’angoisse
du lendemain, sans parler du chômage
partiel et de l’élargissement du précariat.
Signe des temps, et effet de la politique
économique en oeuvre, les banderoles
et les consignes réclamant un avenir
économique pour des entreprises en sursis
sont innombrables à travers tout le
pays. C’est cet aspect qui ajoute de l’amertume,
et de l’angoisse, à la rage qui anime
les grévistes. C’est aussi sur ce chapitre
que les entrepreneurs ( Confindustria)
marquent bruyamment leur distance par
rapport au gouvernement et à sa politique
économique.

Contre le précariat
et contre la concertation

L’unité retrouvée des grandes confédérations
syndicales (CIGL, CISL, UIL) porte
aussi la marque d’une entente un peu
«par défaut». C’est la politique de saccage
du gouvernement qui fait le vide
autour d’elle, elle n’est pas le résultat
d’une dynamique d’opposition fût-elle
réformiste. Vue d’en bas, cette unité de
façade porte la marque de l’infamie, dans
la mesure où elle est assortie d’ententes
plus ou moins explicites avec les représentants
du patronat. Ces mêmes représentants
qui ont mis en oeuvre les attaques
les plus violentes au droit du travail,
au système contractuel (conventionnel),
et aux protections collectives des travailleuses
et des travailleurs (loi 30). Unité enfin fragile, car les nostalgiques de la
concertation d’autrefois, restent bien installés
au sommet des appareils confédéraux,
et n’hésiteront pas à tourner le dos
au mouvement si le gouvernement fait
montre d’un minimum de réalisme.

Sur la foi de ces évidences, et de l’expérience
récente, l’antagonisme est bien présent,
et il s’exprime aux marges du mouvement,
par des initiatives et des actions
très explicites. Sous la consigne «contre
le précariat, contre la concertation, relançons
le conflit social», des tronçons, des
occupations ou des mots d’ordre de prolongement
de la grève se font entendre
dans plusieurs villes. Les syndicats de
base (Cub, Cobas, etc.) sont le plus souvent
à l’origine de ces initiatives qui cherchent
toutefois à s’articuler avec le mouvement
et finissent par rejoindre les manifestations
confédérales.

Opposition sociale
vs. opposition politique

Cette grève exprime de surcroît une
opposition populaire généralisée à la
politique du gouvernement Berlusconi,
qui a perverti en trois ans la «constitution
matérielle et formelle du pays» à
des fins éminemment privées. Malgré
l’ampleur du mouvement, la masse critique
nécessaire à lui raccourcir le mandat
n’est pas encore atteinte. Mais surtout,
le climat général est plus désabusé
que jamais, car il ne suffit plus de chasser
Berlusconi, il s’agit de savoir comment
et par qui le remplacer.
L’amertume est plutôt diffuse, car on
sait que sur les grandes questions sensibles
qui alimentent la révolte (travail,
retraite, école, santé et immigration),
Berlusconi n’a fait que pousser à l’extrême
l’œuvre initiée par ceux qui se
trouvent formellement aujourd’hui dans
l’opposition.

La méfiance est donc de rigueur, le
besoin de pousser la réflexion, et la
lutte, par delà le mouvement de balancier
de la représentation politique, est
tangible. C’est sur ce besoin, de plus
en plus prégnant au sein du mouvement
et de la gauche «d’alternative»,
qu’une initiative inédite a émergé des
colonnes du quotidien Il Manifesto.
Celui-ci a convoqué une assemblée
ouverte à toutes les forces de gauche
radicale, mouvements, organisations
politiques ou citoyennes, syndicats, et
militant-e-s de base, qui s’est tenue à
Rome le 15 janvier dernier.

3000 participant-e-s ont donné vie à ce
«point de rencontre», modeste dans
son énoncé, ambitieux par sa vocation.
Exclue explicitement l’hypothèse d’une
opération avec des visées électorales,
proscrites les velléités de récupération
de l’initiative par les organisations politiques.
Exclue enfin aussi l’hypothèse
de définition d’un cadre politique ou
organisationnel commun. Tout est axé
sur la mise en commun d’un profond
besoin de renouveau. Renouveau du
référent social, renouveau des rapports
aux mouvements, renouveau enfin des
pratiques et de l’action politiques communes.
« Nous avons besoin avant tout
de nous écouter les un-e-s les autres»,
clament les organisateurs, évoquant la
nécessité d’élaborer une nouvelle culture
politique, à la fois radicale – capable
d’aller au-delà des manœuvres
sans lendemain du réformisme – et
ouverte, c’est à dire capable d’intégrer
toutes les composantes de l’alternative
en termes de contenus comme de forces
sociales.

Les mouvements justement revendiquent
Gênes comme point de départ,
dénonçant l’immanence d’un «fascisme
armé»: 7000 procédures judiciaires
engagées constituent le bilan
des luttes des trois dernières années.
« Il ne faudrait pas se retrouver bientôt
à une gare de triage entre ceux qui vont
au gouvernement et ceux qui vont en
prison». A cette aile radicale font écho
les partis politiques qui refusent de
réfléchir en termes de représentativité
électorale, et qui évoquent la nécessité
de se décentrer par rapport aux catégories
formelles: « la gauche d’alternative
ne commence pas là ou termine le
réformisme, c’est le référent social qui
importe», et ainsi de suite. Impossible
de rendre compte, même partiellement,
de la teneur, et la richesse des
innombrables contributions. Un chantier
a été ouvert, et il est fécond. Cet
évènement, passé sous silence par les
médias de régime, aura certainement
une portée non négligeable pour les
perspectives de recomposition et les
capacités d’initiative de la gauche radicale
italienne.

Federico MELO

Les actes de l’assemblée se trouvent sur le
site du Manifesto:http://www.ilmanifesto.it/dibattiti/verso_sinistra/