Défendre l'emploi ou diviser les salariés?
Défendre l’emploi ou diviser les salariés?
Le mardi 18 janvier après- midi, nous avons reçu la première mouture d’un texte d’initiative, discuté en urgence, le lendemain, par le Comité de liaison de l’Alliance de Gauche, et qui a été accepté par le PdT et les Indépendants. Le 20 janvier, il était rendu public à l’occasion d’une conférence de presse. Nos délégués ont refusé de la soutenir. Depuis lors, notre assemblée générale a débattu de son contenu et confirmé sans ambiguïté cette décision (cf. communiqué de presse, solidaritéS, n° 63).
L’initiative populaire du PdT et des Indépendants «Mesures urgentes pour la protection de l’emploi et le maintien des salaires» a été lancée comme pendant au référendum contre l’extension de l’accord de libre-circulation. Ainsi, la principale force de gauche à appuyer ce référendum à Genève lui a donné un sens extrêmement dangereux: s’appuyer durablement sur le contingentement pour protéger avant tout la main-d’uvre résidente.
Un dispositif qui divise les travailleurs
Les partisans de cette disposition se défendent d’introduire une discrimination parmi les salarié-e-s présents sur le marché du travail genevois. Ils font valoir qu’il s’agit de lutter contre le dumping salarial et l’augmentation du chômage, liés à l’afflux de nouveaux demandeurs d’emploi «extérieurs» à ce marché. Ils se trompent! En raisonnant en termes de priorité pour les résident-e-s du canton, ce dispositif contribue à les diviser, en excluant les frontaliers-ères et les sans papiers, face au capital, qui lui n’a pas à rendre compte de son lieu de résidence…
De surcroît, l’art. 3, qui porte sur l’engagement dans les services publics et les entreprises bénéficiant de privilèges publics, demande que «les travailleurs résidant déjà dans le canton» soient considérés comme prioritaires et affirme vouloir «prévenir un emballement du marché de l’emploi au détriment des habitant-e-s de Genève sans emploi». Une formulation qui rappelle, qu’on le veuille ou non, les appels à combattre «la surpopulation étrangère».
Blocage de l’immigration?
Cette initiative prévoit de fermer le marché du travail genevois aux nouveaux frontaliers et aux immigrant-e-s, au moins dans les secteurs où le taux de chômage dépasse 2%. (art. 1/al. 1/lettre l). C’est une absurdité politique, économique et sociale, sans parler de l’eau qu’elle apporte, sans y prendre garde, au moulin des xénophobes.
En effet, 12500 étrangers quittent chaque année le canton, et 18000 y sollicitent un nouveau permis de séjour. L’initiative conduirait à rejeter une partie significative des candidat-e-s à l’immigration dans les secteurs où le taux de chômage est supérieur à 2%. Elle amènerait donc à ne pas remplacer une fraction des 12500 étrangers qui quittent chaque année le canton, ce qui aurait pour conséquence de faire reculer la population résidente étrangère
Des mesures financées
par une taxe sur les étrangers
L’art 2, al.3, prévoit que «les frais de fonctionnement du Conseil et du personnel» prévus pour appliquer cette loi seront financés par de nouvelles «taxes annuelles lors de la délivrance et du renouvellement des permis», qui seront donc supportées cette fois-ci par l’ensemble des salarié-e-s étrangers. Le site de l’OCP ne laisse planer aucun doute à ce sujet: «Les taxes sont légalement dues par le salarié (caractères gras dans l’original!); l’employeur qui paye ces taxes a donc la faculté de les répercuter sur son salarié».
Soyons concrets: la seule masse salariale représentée par les membres du Conseil de protection de l’emploi (15 postes à tiers-temps) et les inspecteurs (au moins 25 postes) prévus par l’initiative représente un minimum de 3 millions de francs (la totalité des opérations pourrait donc revenir à 4-5 millions, voire plus).
Or, les taxes prélevées actuellement par l’Office Cantonal de la Population se montent à 650000 francs pour les Confédéré-e-s, à 1,2 million pour les frontalier-e-s et à 7,6 millions pour les résident-e-s étrangers. En tout, ce «racket» rapporte déjà 9,5 millions de francs. Et l’ADG proposerait aujourd’hui d’augmenter ces prélèvements d’au moins 50%, aux dépens de l’ensemble des salarié-e-s étrangers, déjà discriminés (ils constituent 68% des bas salaires, inférieurs à 4000 Fr. bruts Année Sociale en chiffres 2003, p. 21).
Pour sortir de l’impasse
Pour lutter contre le dumping salarial et l’augmentation du chômage en renforçant l’unité des salarié-e-s, il faut des garanties conventionnelles et légales pour tous les travailleurs-euses du canton, quel que soient leur lieu d’origine ou de résidence. Nous soutenons, bien entendu, les aspects de l’initiative qui vont dans ce sens: détermination et publication des salaires usuels pour différentes catégories d’emplois, contrats-types de travail, salaires minimaux, extension des CCT, etc. Le problème, cqu’elle n’en reste pas là
En dernier ressort, elle se fonde juridiquement de façon d’ailleurs abusive sur les dispositions de la Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) du 26 mars 1931, qui donne une base légale au contingentement et au système des permis. Elle cautionne, à son art. 1 let. k) et l), une politique migratoire discriminatoire, dès lors que des autorisations de travail et de séjour ne peuvent quasi plus être octroyées aux ressortissant-e-s des pays non membres de l’Union européenne, du fait même de leur origine nationale (système binaire, dit des «deux cercles»).
Au contraire, la lutte politique et syndicale contre le dumping salarial et le chômage devrait être menée en visant à renforcer l’unité de toutes et tous les salarié-e-s. Par ailleurs, elle ne peut se développer vraiment qu’au niveau national la marge de manuvre législative cantonale étant très réduite , avec la volonté de favoriser la convergence avec des acquis, mais aussi avec des objectifs de lutte européens.
C’est le sens des mesures d’accompagnement renforcées, que nous avons soutenues à l’unanimité lors de notre dernière AG. Certes, une telle bataille est très difficile, compte tenu de la faiblesse extrême du mouvement des salarié-e-s, politique et syndical, en Suisse. Il n’y a pas cependant de raccourci pour reconstruire sa capacité de résistance à la mondialisation néolibérale, qui exprime les tendances fondamentales du capitalisme actuel.
Jean BATOU