La violence dans la vie quotidienne: entre désordre et souffrance
La violence dans la vie quotidienne: entre désordre et souffrance
Cette contribution vise à présenter quelques arguments pour comprendre les enjeux des débats sur la violence ordinaire qui alimente linsécurité ordinaire. En mettant laccent dabord sur la signification de la violence, puis sur la question de lexercice de lautorité, nous souhaitons proposer un éclairage à partir dune étude que nous avons menée dans les écoles secondaires de Suisse romande.
Comme représentation sociale, la violence évolue constamment du fait quelle est lenjeu de débats pour en définir les contours. Certes, il existe une forme dagression qui paraît aisément qualifiable car elle atteint de manière visible lintégrité corporelle. Mais même dans ce cas, des divergences dinterprétation émergent très vite: par exemple, les blessures corporelles causées par une automobile qui roule trop vite ou par ladministration de médicaments relèvent-elles dactes de violence?
Bonne et mauvaise violence
En fait, une distinction subtile est présente dans la représentation sociale de la violence. Elle prend appui sur laffirmation que la violence est une composante naturelle de lêtre humain, affirmation étayée par le développement de théories populaires issues notamment de la vulgarisation des idées darwiniennes sur la lutte pour la survie et de fragments de la psychanalyse sur lambivalence des relations. La violence serait en quelque sorte un virus inné, que lon peut nommer agressivité, qui sexprimerait chez ceux qui doivent se défendre ou même combattre dans une situation de compétition. Canalisée et exercée dans des lieux et selon des modalités définis comme le sport ou la guerre, elle serait justifiée, voire même valorisée. Le contrôle de la violence, sa civilisation pour reprendre les termes dElias, a induit un processus de légitimation dune forme particulière dagression, celle exercée par une autorité. Cependant, nous sommes loin dune acceptation consensuelle de ce processus de civilisation. Lautodéfense, voire la vengeance, sont (encore) largement reconnues comme des agressions légitimes surtout chez ceux qui estiment que les sanctions des institutions sont insuffisantes ou injustes. La distinction entre bonne et mauvaise agressivité, entre violence légitime et illégitime, est donc aussi un enjeu social, un débat qui oppose des points de vue et par conséquent varie.
Un consensus plus grand se dégage pour qualifier la «mauvaise» violence. Il sagit précisément de celle qui relève de la brutalité impulsive, irrationnelle et destructrice, celle qui met en cause la civilisation: les incivilités. Sont particulièrement visées les agressions sournoises, clandestines, surtout lorsquelles ne semblent pas justifiées par un but et plus généralement des actes qui créent le désordre. Pour ne donner que quelques exemples, il suffit de penser que mordre est plus détestable que donner un coup de poing, quinjurier un automobiliste est plus acceptable quinjurier une personne dans le bus ou que casser une vitrine est plus grave que de frauder le fisc. La «mauvaise» violence est au centre des discours sécuritaires actuels, car elle met en évidence les faiblesses de lautorité démocratique face aux jeunes, des banlieues aux écoles.
Violences de lautorité et violences sans autorité
Cependant, et dans le même temps, sest développée une autre définition des agressions à partir de lexercice de lautorité démocratique. Il sagit ici dune perspective qui met laccent sur les effets psychologiques négatifs ou la souffrance qui résultent de relations autrefois jugées naturelles. Elle ouvre ainsi un domaine dont la frontière peut être repoussée toujours plus loin. Dans ce sens, elle peut être associée à lidée dune épidémie qui contamine, à des degrés divers, tout le corps social. La souffrance peut en effet résulter dune agression intentionnelle dune personne particulière mais également dune démarche institutionnelle ou individuelle sans volonté de nuire. Il suffit de penser à lobligation daller à lécole qui cause une souffrance non négligeable à nombre denfants. Si le mobbing (incluant toutes les formes de harcèlement), et sa variante scolaire, le bullying, sont devenus des problèmes de notre société, cest parce quils consacrent une forme de rapports entre des personnes supposées sêtre débarrassées de contraintes sociales qui empêchaient leur épanouissement, de la famille à lentreprise. Mais dans le même temps, les personnes deviennent isolées et vulnérables ou sont perçues comme telles. Ainsi, après avoir combattu le contrôle social et ses avatars (autoritarisme, paternalisme, etc.) durant les années soixante et septante, nous nous trouvons aujourdhui plus libres (dans notre famille, dans notre école, dans notre vie en général) mais plus fragiles. Les groupes sociaux qui ont ainsi imposé ces nouvelles normes imposent aujourdhui une re-définition de la violence fondée principalement sur un modèle de lépanouissement individuel. Pour les uns, principalement les mouvements issus des classes moyennes centrées sur la relation et fortement féminisés du côté social, il sagit de bannir la souffrance, pour les autres, des universitaires masculins adeptes des courants antiautoritaires du côté économique, il sagit déviter le désordre. A priori, les deux points de vue paraissent fortement contradictoires, lun mettant laccent sur la défense des droits et lautre sur la primauté des obligations. De plus près, ils représentent les faces dun même problème, celui de linstallation de règles communes dans un ensemble social régi par une autorité démocratique.
Les perspectives centrées sur la souffrance encadrent une large part des analyses et des interventions dans le cadre socio-éducatif. Elles offrent notamment une réponse à linsécurité engendrée par laffaiblissement de la loi sans viser à rétablir une autorité unilatérale. Leur impact est important, mais très discuté, sur lorientation des institutions de formation. La fonction dapprentissage est ainsi étendue au domaine général de léducation, avec parfois une forte accentuation de la construction de compétences relationnelles plutôt quinstrumentales. Le problème de cette tendance est souvent docculter le cadre institutionnel qui définit les rapports sociaux. En personnalisant les relations, on finit par ne plus voir quelles ne sont pas toutes du même ordre, que les relations de pouvoir sont dabord des relations asymétriques avant dêtre des relations interpersonnelles. Cette remarque, banale, est nécessaire pour rappeler quun enfant face à un adulte, un élève face à un enseignant, tout comme un employé face à un chef, sont dans une position subordonnée, ce qui implique quils doivent exécuter un certain nombre dobligations. Bien entendu, il est possible denvisager la forme que prennent les injonctions de celui qui les donne. Mais la focalisation sur ce point de vue amène à lidée que les exécutants devraient en quelque sorte se gouverner tout seul, y compris décider des sanctions à sadministrer en cas de non-respect de règles quils nont pas définies. Dans le même sens, la focalisation sur la souffrance empêche de considérer que les relations, interindividuelles ou sociales, nécessitent des capacités de résistance aux blessures physiques et psychologiques. Ce point est dailleurs un des enjeux cruciaux de nos sociétés du fait que dans le même mouvement, cette résistance est exacerbée, surtout dans les domaines masculins de léconomie et du sport, et dénoncée, surtout dans les domaines scolaires et familiaux, voire dans les secteurs subalternes de léconomie. Les adolescents, en particulier, doivent aujourdhui composer avec cette tension dont lanalyse est certainement une clé de compréhension des comportements considérés comme des incivilités.
Partant de la même tension, linquiétude face au désordre implique une tentative de rétablir une forme dautorité fondée sur lusage de la répression. Cest oublier quil nest plus possible aujourdhui de donner des ordres en se prévalant dun statut, de père, denseignant ou même de policier. Il faut manifester des compétences avérées pour occuper une position dautorité, lune de ses compétences étant de reconnaître les droits de chacun à participer à lélaboration de règles communes. Linstallation généralisée de médiations mais également la judiciarisation des problèmes interindividuels attestent de cette évolution.
Précarité de lautorité démocratique
Cependant, il ne faut pas confondre exercice de lautorité avec répression autoritaire. La vie sociale implique nécessairement des règles qui, dans une société démocratique, sont organisées par des droits et les obligations quils impliquent. Lexercice de lautorité que requiert en particulier toute institution socio-éducative doit être installé dans le cadre de ces règles. Cest ainsi que peut être garanti à chacun une protection non seulement de sa personne mais également de ses droits. Or, la régulation de lexercice de cette autorité démocratique, qui se développe depuis peu de temps, rencontre des difficultés pour différentes raisons que nous évoquerons rapidement. La première découle du fait quelle sinstalle à des rythmes différents dans lensemble de la société. Il existe bien entendu de sérieuses oppositions réactionnaires à ce modèle mais il existe aussi des différences sociales et culturelles importantes notamment dans le fonctionnement familial. La seconde est liée à la précarisation généralisée qui oriente lévolution de la société aussi bien dans le domaine du travail que dans le domaine des relations sociales.
Il en découle une fragilisation des personnes qui se traduit par des attitudes sociales tantôt passives, tantôt impulsives. La dernière découle du culte de la réussite et de lefficacité qui induit une focalisation sur la performance et une inquiétude permanente. De manière plus générale, ces raisons expliquent une part importante de ce sentiment diffus dinsécurité qui se propage dans lensemble de la société et se cristallise sur lexplication la plus visible, la délinquance. Il ne faudrait néanmoins pas oublier que les agressions physiques ont tendance à augmenter depuis une vingtaine dannées et quelles ne sauraient être tolérées. Elles font en effet partie des raisons qui font obstacle à la régulation démocratique des institutions socio-éducatives. Si les droits impliquent des obligations, les obligations nécessitent des sanctions.
Alain CLÉMENCE*
*Lauteur est professeur Professeur de psychologie sociale à lUniversité de Lausanne et membre du Syndicat des Services Publics. Il est coauteur de Scolarité et adolescence: Les motifs de linsécurité. Clémence, A., Rochat, F., Cortolezzis, C., Dumont, P., Egloff, M. & Kaiser, C. (2001). Berne: Haupt