Décriminalisation de l’avortement: clef de libération des femmes

Décriminalisation de l’avortement: clef de libération des femmes


Existe-t-il une loi idéale pour réglementer l’interruption de grossesse? Dans le cadre d’une conférence organisée autour de la révision de l’article 118 du Code pénal (régime du délai), la Fédération des associations d’étudiant-e-s (FAE) a soulevé cette question, à laquelle il faudrait répondre de manière provocatrice: «une loi idéale en matière d’interruption de grossesse serait l’absence de toute loi!»



Les organisations qui se battent depuis des décennies pour le libre choix1 revendiquent en effet une décriminalisation complète de l’avortement. Cela signifie en clair:

  • sortir la question de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) du Code pénal (ce qui ne sera toujours pas le cas, même si le régime du délai était accepté le 2 juin prochain);
  • sortir l’IVG de toute législation, en fait admettre que l’avortement n’est pas un crime au sens de la loi;
  • faire admettre que ce n’est un crime ni aux yeux de la loi, ni de manière plus générale à un niveau moral ou éthique.


Je ne souhaite pas entamer le débat sur le lieu où devrait ou ne devrait pas figurer le droit au libre choix, à la libre disposition de son corps et à la libre décision. Faut-il les inscrire dans les droits humains fondamentaux ou encore les garantir dans la constitution? Je laisse les juristes trancher cette question. Cependant, il me semble nécessaire de rappeler les enjeux qui traversent la question de l’avortement.



Le droit de disposer de son corps et le droit à la libre décision sont des éléments centraux du mouvement des femmes. Des années de mobilisation en faveur de l’avortement ont permis, dans un certain nombre de pays occidentaux, d’acquérir ce droit ou du moins d’assouplir suffisamment la pratique, comme c’est le cas aujourd’hui dans la plupart des cantons suisses.



Portée sans relâches, cette revendication est un élément clef de la libération des femmes. Et comme telle, elle est aussi le lieu de toutes les résistances. En effet, l’enjeu est de taille et dépasse la seule question de la reproduction.



En luttant pour le droit au libre choix, les féministes ont fait voler en éclats l’un des fondements de l’oppression des femmes: l’appropriation de leur corps, dans le cas présent le contrôle de leur fertilité. En thématisant la question de l’avortement, elles ont permis de mettre à jour la double contrainte à laquelle elles étaient soumises: la contrainte à l’hétérosexualité2 et le devoir d’enfanter.3 Ainsi, revendiquer le droit à la libre décision en cas de grossesse revient à ébranler tout le système patriarcal de la répartition des rôles sexués.

La contrainte à l’hétérosexualité


Dans notre société, la pression sur les femmes n’a jamais été aussi forte. Partout, que ce soit dans la publicité, au cinéma «jeunesse, beauté et sexualité» nous rappellent ce à quoi nos vies doivent ressembler. Evidemment, il ne s’agit pas de n’importe quelle sexualité, mais uniquement d’hétérosexualité. Malgré la «révolution sexuelle» – pour autant qu’on admette qu’il y ait vraiment eu un changement fondamental également au profit des femmes – les restes d’un tabou longtemps imposé par la culture judéo-chrétienne ne permettent pas véritablement de choisir une sexualité libérée de toute contrainte. Notre vision de la sexualité reste donc très restrictive: elle est hétérosexuelle et à but reproductif.



En outre, même si l’irruption du sida a permis de lever une bonne partie du tabou sur la contraception, celui-ci demeure en grande partie. De plus, les campagnes de prévention ont mis l’accent sur la maladie, et non sur les risques de grossesse.



Ainsi notre société met l’accent sur le plaisir, et notamment le plaisir sexuel, mais ni la conception de la sexualité, ni le tabou sur la contraception n’ont véritablement changé. Les contradictions sont aujourd’hui exacerbées, et ce sont les femmes qui en paient le prix, puisque, dans nos sociétés toujours profondément inégalitaires, l’intérêt des hommes reste décisif. Dans le cas d’une grossesse non-désirée, c’est aux femmes qu’incombe toute la responsabilité. En effet que fait-on en matière de prévention et de sensibilisation des garçons qui pourtant partagent cette responsabilité?



On se retrouve donc une fois de plus face à un paradoxe, les femmes portent seules, la responsabilité, mais on leur nie le droit d’aller jusqu’au bout de cette responsabilité en ayant la possibilité de décider pour elles-mêmes, pour leur propre vie.



Il est donc normal, comme le dit Christine Delphy: «que les sociétés (ex. France) qui combinent pressions au coït et rétention sur la contraception, «révolution sexuelle» et inégalité des sexes, connaissent de forts taux d’avortement ET le condamnent.»



Les législations de la plupart des pays européens essaient d’articuler les droits fondamentaux de la femme enceinte avec la «protection de la vie embryonnaire», ce qui revient souvent à mettre ces deux termes en opposition.

Le devoir d’enfanter


La plupart du temps, les droits fondamentaux des femmes ont été ignorés au profit de la défense de la vie embryonnaire. Partout, même dans des pays où l’avortement est autorisé, les femmes doivent remplir certaines conditions et justifier des raisons pour lesquelles elles refusent d’enfanter. En leur demandant de se soumettre à ces conditions, on admet donc implicitement qu’elles sont dans l’obligation d’enfanter. Cette nécessité d’invoquer des motifs «respectables» viole tout simplement le principe de liberté de conscience, puisque si cette liberté était reconnue, aucune instance ne pourrait faire de distinctions entre les motifs. Ainsi, en demandant aux femmes d’invoquer des motifs à leur décision, on les prive du droit de décider véritablement et on les contraint à assumer la responsabilité d’un futur être humain à l’encontre de leur propre conviction. Une pareille contrainte ne peut se faire qu’avec un solide outil disciplinaire et répressif, la plupart du temps c’est le droit pénal!



A la question d’une loi idéale, je répondrai que dans une société libre une relation entre des êtres comportant des devoirs aussi étendus que la maternité ne peut être assumée que volontairement et ne peut pas être imposée par la contrainte du droit pénal. C’est une raison suffisante, à mon sens, pour sortir la question de l’interruption de grossesse du code pénal.



De plus, et je citerai encore Christine Delphy: «si les femmes pouvaient vraiment choisir leur sexualité, choisir signifie: non seulement connaître les conséquences de ce qu’on fait, non seulement pouvoir se prémunir, mais aussi pouvoir refuser de le faire, mais aussi avoir le choix d’autres activités […], il y aurait peu d’avortement, car les activités fécondantes seraient faites en connaissance de cause et avec intention, et non dans l’affolement, l’ignorance et la contrainte du groupe ou du partenaire. Mais ce serait une société idéale, et nous n’en sommes pas là, nous en sommes à sauver nos vies menacées par des injonctions contradictoires. Et tant que cette société idéale, où tous-toutes les individu-es seraient libres de leur sexualité, ne sera pas réalisée, personne n’a le droit d’interdire ni de condamner, ni même d’émettre des réserves sur la nécessité vitale de l’avortement.»



Aujourd’hui, dans une société encore profondément inégalitaire, l’interruption de grossesse reste une nécessité, et doit être reconnue comme telle, comme un droit fondamental. Il s’agit en fait de se doter d’une législation non répressive qui reconnaîtrait l’avortement comme un droit fondamental au même titre que la liberté de conscience, ou la liberté de décision. Un droit qui garantirait les conditions d’accès à l’interruption de grossesse de la même manière qu’il peut garantir l’accès aux soins, puisque l’IVG est aussi un enjeu de santé publique.


Nadia LAMAMRA
Secrétaire de la Coalition féministe suisse (FemCo), coordinatrice romande de la campagne sur l’interruption de grossesse et membre du collectif féministe “Les Casse-rôles”



Ce texte est tiré de la conférence donnée à l’Université de Lausanne: «Loi(s) sur l’avortement», organisée par la Fédération des associations d’étudiant-e-s (FAE), le 21 mars dernier.

  1. En Suisse, il s’agit notamment de l’ASDAC (Association suisse pour le droit à l’avortement et à la contraception) et de l’USPDA (Union suisse pour décriminaliser l’avortement).
  2. Christine Delphy, «Comment nous en venons à avorter (nos vies sexuelles)», in Le Monde, octobre 2000.
  3. Monika Frommel, «Frauen müssen nicht gebären», in Die Zeit, août 1991.