Le Mexique à la croisée des chemins

Le Mexique à la croisée des chemins

Nous nous sommes entretenus avec Guillermo Almeyra, professeur de sciences politiques à l Université nationale autonome du Mexique (UNAM ) , et éditorialiste au quotidien mexicain La Jornada . Guillermo Almeyra est notamment l’auteur de La protesta social en Argentina (Buenos Aires, 2004).

A l’approche des élections présidentielles de l’été 2006, le champ politique mexicain est en ébullition. Pour la première fois, un candidat de gauche, Andres Manuel Lopez Obrador, semble en mesure de l’emporter. Qui est Lopez Obrador, et quel est son parcours politique?

Deux nouveautés caractérisent le champ politique mexicain. La première est le changement radical de stratégie de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), qui a décidé de sortir de son enfermement au Chiapas – la province la plus pauvre du Mexique – et tente désormais de se projeter sur le terrain politique national. La seconde est la prise de contrôle par Lopez Obrador de l’appareil du Parti de la révolution démocratique (PRD), au détriment de son dirigeant historique Cuauhtemoc Cardenas. Lopez Obrador est en tête de tous les sondages en vue de l’élection présidentielle.

Je reviendrai sur le virage stratégique de l’EZLN, mais commençons par dresser le portrait de Lopez Obrador. Celui-ci vient de la province rurale et pétrolière de Tabasco, et est d’origine modeste. Il fut jadis le dirigeant local du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a régné sans partage sur le Mexique, de la Révolution à l’an 2000, soit pendant plus de quatre-vingt ans. Lorsque le PRD s’est constitué, suite à une scission au sein du PRI en 1988, Lopez Obrador a suivi Cardenas, qui l’a nommé président du parti. Il a ensuite été gouverneur de la ville de Mexico, qui comprend environ un tiers de la population mexicaine.

L’éducation politique de Lopez Obrador est indéniablement «priiste» . Ceci implique qu’il est pragmatique, clientéliste et dénué de tout principe politique. Cela dit, il s’est formé au sein de la gauche du PRI, et témoigne d’une certaine sensibilité sociale. Il combine un conservatisme politique avec une approche «caritative» du problème de la pauvreté. Il fait par ailleurs preuve d’ouverture envers les mouvements indigènes (les indigènes comptant pour moins de 15% de la population mexicaine).

Qualifierais-tu le programme de Lopez Obradorde «social-libéral», au sens où peuvent l’être ceux des gouvernements de centre-gauche – Lula, Kirchner, Tabaré Vazquez – récemment élus en Amérique latine?

Le programme de Lopez Obrador comprend des éléments de nationalisme économique et social propres à la gauche latino-américaine. Il s’accompagne cependant d’un «silence» – que lui-même qualifie de «réaliste» – concernant certains problèmes brûlants du moment, notamment les relations du Mexique avec les Etats-Unis, le Venezuela et le MERCOSUR. Ceci s’explique bien entendu par sa volonté d’obtenir le soutien du capital national et étranger, ainsi que celui de Washington. C’est un programme qui, comme le dit Lopez Obrador, respectera les engagements contractés par les gouvernements précédents.

Il faut toutefois noter que le programme de Lopez Obrador n’est pas néolibéral, au sens où le sont ceux du PRI ou du PAN1. Il s’oppose par exemple à la privatisation de l’électricité et du pétrole, reconnaît les accords de San Andres2, et a établi un dialogue avec les syndicats démocratiques. Le PRI et le PAN appellent quant à eux à «flexibiliser» le droit du travail, et s’appuient sur des directions syndicales composées de gangsters notoires. Surtout, Lopez Obrador confère un rôle relativement important à l’Etat dans l’économie. Pour toutes ces raisons, il est perçu par les classes dominantes du pays comme un moindre mal, comme quelqu’un qui pourrait être toléré le temps d’être coopté par le système.

Pourrais-tu décrire l’évolution du PRD, le parti de Lopez Obrador, qui avait soulevé quelques espoirs au moment de sa création à la fin des années 1980?

Le terrible tremblement de terre de 1985 a illustré le caractère profondément réactionnaire du régime du PRI. Pendant des jours, celui-ci n’a rien fait pour assister les survivant-e-s, qui ont été secourus par la population pendant que l’armée s’employait à mettre les biens matériels à l’abri. C’est ce qui explique la vague populaire qui, en 1988, fit un triomphe à la candidature de Cuauhtemoc Cardenas, qui achevait alors de rompre avec le PRI. Une fraude massive empêcha Cardenas d’accéder au pouvoir. Le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari3, qui lui vola la victoire, fit assassiner au cours des années qui suivirent plus de 600 cadres du PRD, ce qui conféra initialement à ce parti un crédit politique important.

Le problème est que depuis lors, le PRD a dilapidé ce crédit, en menant là où il occupe des postes de pouvoir (gouvernements de provinces et ville de Mexico) des politiques similaires à celles des autres partis. L’incorporation dans ses rangs de vieux leaders du PRI corrompus et anti-démocratiques, et sa participation à certaines des décisions les plus réactionnaires des dernières années, le font désormais percevoir par la population comme un parti comme les autres.

C’est dans ce contexte qu’intervient le virage stratégique de l’EZLN. Comment l’expliques-tu?

L’EZLN s’était depuis plusieurs années volontairement enfermée au Chiapas. Elle ne prenait plus part aux débats concernant la conjoncture nationale et internationale, ni n’exprimait d’opinions sur l’évolution de ses alliés que sont le mouvement des Sans Terre au Brésil, les mouvements boliviens ou la CONAIE (Confédération des nations indigènes d’Equateur). Elle s’est limitée pendant ce temps à mettre en place les «Caracoles» et les «Assemblées de Bon Gouvernement» 4. Le problème est que l’EZLN n’a jamais sérieusement discuté du type d’autonomie qui avait cours dans ces communautés, qui reposaient essentiellement sur une base ethnique. Cette autonomie était d’ailleurs très relative, puisqu’elle dépendait en dernière instance du pouvoir de décision qui leur était conféré par l’appareil militaire de l’EZLN.

Un élément qu’il est important de noter est, qu’aussi surprenant que cela puisse paraître, jusqu’à présent, l’EZLN a toujours nié être de gauche. Dans un entretien fameux avec le journaliste Julio Scherer pour le magazine Proceso 5, le sous-commandant Marcos a formulé des critiques très dures à l’égard de ce qu’il considérait être la gauche. Il a refusé explicitement de se définir comme «anti-capitaliste» , et encore moins comme «révolutionnaire» . Il s’est dit seulement «rebelle»

L’EZLN semble être en passe
de changer sur ce point…

Un tournant significatif est en effet intervenu au printemps de cette année. L’EZLN a rendu public un document intitulé la «Sixième déclaration de la Selva lacandona» 6. Elle y développe une critique du capitalisme qui, même si elle est assez sommaire, définit clairement l’EZLN comme anti-capitaliste et comme un mouvement appartenant à la gauche. Les zapatistes y annoncent leur décision de sortir des frontières du Chiapas, et de prendre part à la construction d’un front ouvrier et paysan national. Le nom qu’elle donne à cette initiative est «l’autre campagne» , en référence manifeste à la campagne présidentielle qui bat son plein.

La «Sixième déclaration» marque un tournant théorique et stratégique de l’EZLN. Elle rompt avec les mouvements et les intellectuels qui, à l’instar de John Holloway et de certains autonomes italiens et espagnols, prônent le rejet de la politique et appellent à «changer le monde sans prendre le pouvoir» 7 (l’EZLN avait antérieurement noué des alliances avec ces secteurs). Elle cesse par ailleurs de revendiquer comme base sociale exclusive des secteurs marginaux (homosexuels, travestis, lesbiennes, que Marcos a récemment mis en scène dans son – mauvais – roman écrit avec Paco Ignacio Taibo II8), et adopte un discours de lutte des classes.

En cherchant à construire un front politique et social, l’EZLN est désormais dans l’obligation de faire de la politique, c’est-à-dire d’intervenir dans des rapports de force concrets. Puisqu’elle se définit comme anti-capitaliste, elle devra également se situer idéologiquement par rapport aux mouvements du passé qui avaient le socialisme comme référant. En déclarant formellement son appui à Cuba et au Venezuela, elle devra aussi dire ce qu’elle pense de l’évolution de ces pays et de leurs gouvernements respectifs.

Quels sont les rapports entre l’ «autre campagne» zapatiste et la campagne électorale de Lopez Obrador?
Existe-t-il des liens entre les deux?

Marcos a déclaré que Lopez Obrador est «le miroir de Salinas de Gortari» , autrement dit qu’il est un agent de l’impérialisme usant de méthodes fascistes. Je crois que c’est une grave erreur de sa part. Lopez Obrador est certes capitaliste, mais il n’est ni fasciste, ni néolibéral. De surcroît, il faut distinguer le candidat à la présidentielle qu’il est des personnes qui le soutiennent. La plupart des gens qui voteront Lopez Obrador n’ont pas confiance en lui en tant que personne. Ils croient simplement en la possibilité de changer le pays par la voie électorale.

Malgré les scandales qui ont ébranlé le gouvernement de Lopez Obrador dans la capitale, malgré la corruption et les mesures anti-syndicales qu’il a prises, lorsque le gouvernement du PAN allié au PRI a tenté, au début de l’année, de l’empêcher de se présenter aux présidentielles par une manipulation judiciaire, la plus grande manifestation de l’histoire du Mexique a été organisée, à laquelle ont pris part plus d’un million de personnes. Celles-ci ne défendaient pas tant leur leader, dont elles ont conscience de la corruption, que les droits démocratiques de tous ceux et celles qui se sentent bafoués.

Marcos considère qu’il ne faut pas traiter avec le PRD, que tous ceux/celles qui en sont membres ou votent pour lui ne valent pas mieux que Lopez Obrador. Cette position n’est pas seulement incorrecte, elle empêche que l’EZLN puisse construire des liens avec de larges secteurs de la population. Elle est par ailleurs dangereuse, parce qu’en appelant à l’abstention, elle pourrait favoriser le retour au pouvoir du PRI. Le PRI et le PAN s’apprêtent à détruire les derniers acquis sociaux de la Révolution mexicaine, et à assujettir le pays aux besoins des Etats-Unis, notamment en construisant un réseau d’infrastructures commandé par Washington. Il n’y a pas d’enthousiasme électoral dans la population à l’égard de Lopez Obrador, mais une conscience croissante du péril qui menace les classes subalternes. La position ultra-gauchiste de l’EZLN pourrait de ce point de vue coûter cher.

Quelle sera la réaction des classes dominantes nationales et internationales en cas de victoire de Lopez Obrador? Plus généralement, comment juges-tu l’évolution des rapports de force politiques en Amérique latine?

Le FMI, les organisations patronales et la hiérarchie de l’église catholique ont déclaré qu’ils ne craignent pas l’arrivée au pouvoir de Lopez Obrador (en partie du fait des garanties de stabilité qu’il leur a données, mais aussi parce qu’ils n’ont pas le choix). Si Lopez Obrador devient président, la pression des Etats-Unis et des classes dominantes sera plus forte que celle des organisations syndicales et populaires, qui commencent tout juste à s’organiser de manière indépendante, et dont beaucoup de dirigeants pourraient être cooptés par le pouvoir.

Comme le montrent les exemples du Brésil (Lula), de l’Uruguay (Tabaré Vazquez) et de l’Argentine (Kirchner), les gouvernements du centre-gauche réalisent, avec des conflits sociaux moindres, la politique de la droite s’ils ne sont pas contraints de se radicaliser par les mouvements sociaux. Le mécontentement populaire est grand au Mexique, mais il n’est pas organisé, ni n’a encore de programme alternatif. L’EZLN peut contribuer à élaborer ce programme et à organiser la population, si elle parvient à éviter le sectarisme et certaines positions infantiles qu’elle a prises par le passé. Les élections ne sont de toute évidence pas le moyen idéal pour le combat des opprimé-e-s, mais elles existent, et sont quand même une expression de la lutte des classes…

Propos recueillis et traduits par
Candela IGLESIAS
et Razmig KEUCHEYAN

  1. Parti de l’action nationale, qui représente la droite cléricale, dont est issu l’actuel président Vicente Fox.
  2. Les accords de San Andres, signés le 16 février 1996, concernent l’autonomie indigène. Ils n’ont jamais été appliqués.
  3. Président du Mexique de 1988 à 1994, issu du PRI.
  4. Les «Caracoles» (mot qui signifie «escargots») sont des communautés indigènes autonomes, comptant chacune à leur tête une «Assemblée de bon gouvernement» (Junta de buen gobierno). Près de la moitié du Chiapas est organisé sur leur modèle.
  5. Voir l’entretien sur le site: http://www.submarcos.org/scherer.html
  6. Voir la traduction française de la déclarationsur le site http://www.fzln.org.mx
  7. Voir l’ouvrage de John Holloway, Change the World Without Taking Power. The Meaning of Revolution Today (Londres, 2002).
  8. Le roman en question s’intitule Des morts qui dérangent , et a été publié sous forme de feuilleton par Libération cet été. Il paraîtra en janvier aux éditions Rivages.