Forum de Bamako: un autre altermondialisme est possible
Forum de Bamako: un autre altermondialisme est possible
Nous publions le compte rendu à chaud de Nils Wehrspann, qui s’est rendu au Forum Social Mondial de Bamako pour solidaritéS. Un bilan contrasté, attestant de quelques avancées encourageantes, notamment le début de liens établis avec des mouvements sociaux africains, mais aussi de tentatives de récupération du Forum par les élites locales, ainsi que par certaines ONGs et gouvernements du Nord. (réd)
10000 jeunes scandent « Est-ce que l’Afrique doit encore? NON! », en référence à la dette injuste imposée par les instances monétaires internationales qui est l’un des principaux rouages de l’exploitation des richesses du Sud par le Nord. S’ensuit une confrontation avec les forces de l’ordre qui les empêchent de franchir des grilles de protection. Les plus déterminé-e-s se lancent dans l’escalade et la police cède devant le nombre, non sans avoir distribué quelques coups de trique. Cela s’est passé à Bamako, en marge du FSM, plus précisément lors du concert de Tiken Jah Fakoli au stade Modibo Keita1.
Un premier pas encourageant
Le lendemain, le mouvement altermondialiste poursuivait ses réunions: des conférences très intéressantes sur la Dette, l’impérialisme sud-africain et le NEPAD (Jubilee South Afrique) ou les droits des femmes africaines (même si on peut s’interroger sur leur regroupement en un lieu unique), etc. Il faut ajouter que des témoignages très riches ont permis d’éclairer les débats et que de nombreux contacts ont été établis. Pourtant, le faible nombre de participant-e-s (11000 inscriptions), dû à l’éclatement du FSM sur trois continents, n’a pas permis à ce Forum d’ancrer totalement l’Afrique dans la dynamique mondiale, alors que ce continent est bien le plus dévasté par l’impérialisme néolibéral (le Mali est classé 174e pays sur 177, selon l’indice de développement humain).
Sur place, la dispersion des activités sur onze sites a également freiné les convergences. La relégation de la traditionnelle Assemblée des mouvements sociaux en milieu de programme, dimanche matin, a fortement réduit la participation, ce qui n’a pas permis d’aboutir à une déclaration commune. Mais tout cela n’était certainement dû qu’à des problèmes logistiques.
Risques d’instrumentalisation
Dans la période actuelle, l’altermondialisme est bel et bien le seul mouvement mondial d’opposition à un monde dont beaucoup ne veulent plus. Mais des points de rupture se profilent et doivent absolument être précisés afin d’éviter la transformation de ce mouvement en carnaval.
Une première rupture se dessine entre les élites alter et les mouvements sociaux. Une rumeur persistante veut que la figure de proue du forum de Bamako, Aminata Traoré, aurait détourné des fonds pour rénover son quartier et sa maison d’hôtes où elle a pu recevoir ses ami-e-s. L’organisation de dernière minute d’une conférence sur les cinquante ans de Bandung, en prologue au Forum, aurait également absorbé une part non négligeable des ressources et privé, notamment le camp de la jeunesse «Thomas Sankara» d’une partie de son budget2.
Luttes sociales en sourdine
L’aboutissement d’une telle logique a débouché sur la demande suppliante de Mme Traoré, d’annuler la manifestation de dimanche, initée par le réseau No-Vox (sans voix), qui devait rejoindre l’Ambassade de France pour une dénonciation de la Françafrique. Le cortège, guidé par les paysan-ne-s et mineurs maliens, qui avaient momentanément quitté le petit kiosque qu’on leur avait octroyé, à l’ombre du Centre international de conférences, s’est malgré tout mis en route, avant d’être bloqué par les forces de l’ordre devant le siège de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), symbole de la politique néocoloniale de la France dans cette partie du continent. Au retour de cette manifestation avortée, tous et toutes scandaient «Amina-trahison», prouvant que personne n’était dupe.
Relayées par le réseau de radios communautaires Kayira, les luttes des paysan-ne-s et des mineurs, que ce soit contre la privatisation rampante des parcelles de l’Office du Niger et sa bureaucratie locale complice; contre les licenciements abusifs, la répression anti-syndicale et les dommages à l’environnement dans les mines d’or de Morila (voir pp. 12-13); contre les menaces de privatisation de la Compagnie malienne de développement et des textiles (CMDT); contre le déni de l’intérêt général engendré par la privatisation (encore!) du chemin de fer3; n’ont pourtant pas fourni le socle du Forum. Au contraire, l’organisation de leurs rencontres n’a même pas bénéficié du soutien financier du FSM!
Les ONGs se mettent en scène
Les populations locales dépendent de plus en plus de l’action des ONGs, dont l’action et les motivations sont parfois discutables. Certaines font directement office de courroie de transmission de l’impérialisme. La fondation Friedrich Ebert, par exemple, accueillait fièrement les participant-e-s au forum avec sa bannière et proposait des conférences aux intitulés équivoques («Le commerce équitable dans le cadre des accords de libre-échange»). Financée par la Banque Mondiale, elle finançait le Forum en retour4. Beaucoup ont été choqué-e-s de voir la bannière USAID flotter dans le camp de la jeunesse, alors qu’on sait que cette ONG uvre notamment à imposer les cultures d’OGM.
On nous parle de «réduire les inégalités» par le dialogue entre les entreprises, les gouvernements et la «société civile». Un aveu de recul démocratique, puisqu’il semble bien que c’est cette dernière qui devrait définir ses besoins et les politiques permettant de les remplir sans devoir les négocier avec des intérêts privés.
Dans cet esprit, un débat a été interrompu afin de saluer des membres du gouvernement malien présents, alors que celui-ci n’a jamais remis en question les politiques néolibérales. Et lors d’un débat intitulé «Quelle jeunesse africaine face à l’impérialisme?», une représentante du gouvernement français s’est même cru autorisée à affirmer que Chirac aimait « l’Afrique et les étudiants africains », tentant ainsi de légitimer la politique néocoloniale de la métropole, devant une assemblée médusée. L’impossibilité du «dialogue» lui a rapidement fait quitter la salle.
Comprendre pour agir
On ne peut pas changer un monde que l’on ne comprend pas. Or, si un large consensus se dessine au sein du mouvement altermondialiste pour remettre en question le néolibéralisme, les réponses apportées et les actions engagées resteront sans effet si, par méconnaissance, machiavélisme ou embourgeoisement, les acteurs-trices du mouvement continuent de repousser la question de la réorganisation politique du monde, et ne se définissent pas clairement par rapport à l’ennemi véritable: le capitalisme.
Si cet autre monde possible est une parodie de «mondialisation à visage humain», plus «équitable», où les multinationales font de l’éthique et les gouvernements dialoguent avec la «société civile», on peut gager qu’il ne sera pas très différent de celui-ci Espérons donc que le prochain FSM de Nairobi (Kenya), sur un seul pôle cette fois-ci, permettera d’ancrer véritablement les problèmes africains dans la dynamique altermondialiste. Peut-être qu’alors, les lignes de fracture éclateront et préciseront la direction à suivre.
Nils WEHRSPANN
- La chanson «L’Afrique doit du fric» se trouve sur le dernier album Coup de Gueule (Barclay).
- Lire (à contre-emploi!) le compte-rendu de Susan George (france.attac.org/a5957) et «Gros Foulard, rafle tout» dans l’hebdomadaire malien 26 Mars du 23 janvier 2006.
- Sur toutes ces luttes, voir Nanga, Jean, «Mali & Niger, la mondialisation néolibérale contre les plus pauvres» Inprecor 511/512 (novembre-décembre 2005).
- Sur l’idéal démocratique promu par cette Fondation au Mali, afribone.com/article.php3?id_article=1595