Les piquets de grève: moyen de lutte licite ou non?

Les piquets de grève: moyen de lutte licite ou non?

Dans un arrêt récent1, le Tribunal fédéral
(TF) s’est prononcé sur la licéité des piquets
de grève dans le cadre d’un conflit collectif de travail. Autrement
dit, la mise en place de piquets de grève est-elle autorisée
par la loi? Il s’agissait, dans le cas présent, de l’action
menée par le syndicat Comedia contre la direction de l’imprimerie
des Presses Centrales Lausanne (PCL) au printemps 2001.

Le dimanche 18 mars
2001, quelques dizaines de membres et sympathisants du syndicat Comedia ont
bloqué les accès de l’entreprise
PCL par des piquets de grève non violents pour protester contre la démission
des PCL de l’association patronale Viscom, signataire du contrat collectif
national des arts graphiques. Cette démission privait en effet les travailleuses
et travailleurs des PCL de la protection dudit contrat collectif. Ces piquets
faisaient suite à de nombreuses démarches syndicales qui s’étaient
heurtées à une fin de non-recevoir de la part de la direction
des PCL. Ce 18 mars 2001, la police municipale lausannoise était
intervenue pour déloger les syndicalistes sur ordre de deux membres
de gauche de l’exécutif lausannois. À la suite de cette
action, PCL a déposé une demande civile, réclamant à Comedia
le paiement de quelque 63000 francs, montant comprenant, pour l’essentiel,
les factures de la société de surveillance engagée par
PCL durant plus de trois mois à la suite de l’action syndicale
de mars. C’est dans le cadre de cette procédure civile que le
TF s’est prononcé sur la licéité des piquets de
grève mis en place par Comedia.

Droit de grève et piquets de grève

Rappelons que, selon l’art.
28 al. 3 de la Constitution fédérale,
la grève est licite quand elle se rapporte aux relations de travail
et est conforme aux obligations de préserver la paix du travail ou de
recourir à une conciliation. Le droit de grève est un droit
fondamental protégé par la Constitution. La grève doit
en outre respecter le principe de proportionnalité, ce qui implique
que cette mesure de lutte collective n’est licite qu’ultima ratio:
la grève est un moyen auquel une organisation de travailleurs n’est
en droit de recourir qu’en dernière extrémité, lorsque
la négociation a échoué. Les modalités même
de la grève doivent également respecter ce principe de proportionnalité:
elles ne doivent pas être plus incisives qu’il est nécessaire
pour atteindre le but visé.

Le Tribunal fédéral, dans l’arrêt
sur le conflit collectif aux PCL, a estimé que les piquets de grève,
mesure collective de combat, sont en tant que tels licites, mais doivent répondre
dans leur mise en œuvre aux mêmes conditions que celles posées
pour la grève. Un syndicat a le droit d’organiser des piquets
de grève pour empêcher pacifiquement l’accès à une
entreprise en persuadant les travailleurs de ne pas occuper leur place de travail.
Toutefois, selon le TF, dès que les piquets de grève usent de
violence pour contraindre des personnes à ne pas se présenter
au travail, ils sortent du cadre de l’exercice licite de ce moyen de
combat. La Haute Cour a en conséquence estimé que, dans sa première
phase, l’action menée par le syndicat Comedia devant les PCL était
licite. Toutefois, dès le moment où, suite à l’intervention
policière, les manifestant-e-s ont formé une chaîne humaine
devant l’une des entrées de l’entreprise et ont tenté de
la bloquer, les piquets de grève devenaient illicites, «un tel
modus operandi, qui consistait, par l’usage de la force physique d’un
groupe compact de personnes à entraver les travailleurs dans leur liberté d’action
et qui de plus a entraîné le bris d’un système de
fermeture, était déjà disproportionné».

Un
droit fondamental vidé de sa substance!

Le point de vue du Tribunal fédéral dans l’arrêt
PCL revient en fait à donner au juge le droit de décider a posteriori
si les objectifs poursuivis par une grève ou une action de piquets,
ainsi que les modalités de la mise en œuvre de ces moyens de lutte,
sont dans un rapport proportionné aux dommages causés à l’employeur,
par exemple les pertes financières liées à l’arrêt
de la production.

Ce pouvoir d’examen du juge constitue une ingérence
très
problématique dans les relations entre employeurs et organisations de
travailleurs, limitant en particulier l’autonomie de décision
de ces dernières. La prise en compte, en tant que critère pour
mesurer la proportionnalité de l’action collective, des dommages
subis par l’employeur du fait d’une grève ou de l’organisation
d’un piquet de grève implique en fait la négation de l’inégalité économique
structurelle, dans les rapports de travail, entre employeurs et employés,
inégalité que justement l’action collective vise à surmonter!

Tout
aussi problématique est l’utilisation du critère de
l’usage de la contrainte ou de la force physique dans la mesure où,
par définition, l’exercice d’une forme de pression est inhérent à tout
moyen collectif de lutte. Une grève ou un piquet de grève ne
sont pas une promenade du dimanche! Les employeurs disposent d’importants
moyens légaux pour contrer une grève ou un piquet de grève,
comme la possibilité à court terme de déplacer leur production,
de sous-traiter le travail à d’autres entreprises ou d’engager
des briseurs de grève. Sans parler du fait qu’il n’existe
pas de droit à la réintégration en cas de congé de
représailles contre les salarié-e-s grévistes. Affirmer,
comme le fait le TF, que l’usage de toute forme de violence rend un piquet
de grève illicite signifie en réalité la négation
du droit fondamental à la grève ou à l’organisation
de piquet de grève.

Jean-Michel DOLIVO

  1. référence de l’arrêt:
    4C.422/2004