Thomas Hirschhorn: un artiste dans la cité

Thomas Hirschhorn: un artiste dans la cité

Son exposition Swiss-Swiss
Democracy de décembre 2004 à janvier
2005, au Centre culturel suisse de Paris, avait fait scandale, amenant la droite
pure et dure à sabrer dans le budget de Pro Helvetia en représailles.
Pourtant le travail du plasticien ne se laisse pas réduire au poncif
de l’artiste cherchant à épater le bourgeois. La récente
parution d’un ouvrage1 consacré à l’aventure politique,
culturelle et sociale du «Musée précaire Albinet» au
pied des barres d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, le prouve.

Imaginez
un type capable de concevoir une exposition de certains artistes majeurs du
XXe siècle (Beuys, Dali, Duchamp, Le Corbusier, Léger,
Malevitch, Mondrian et Warhol) dans une structure temporaire montée
au pied d’une
barre HLM. Pas avec des reproductions, mais bien en y installant les originaux.
Les musées exigeront assurances supplémentaires et vigiles, mais
le projet aboutira, avec la participation, sous différentes formes,
des habitants du quartier. Et qu’est-ce que ça donne quand on
confronte un jeune banlieusard, qui enchaîne missions d’intérim
et précarité, au monde des artistes modernes? «Quand
on voit la roue de bicyclette de Duchamp, on se dit c’est quoi ça,
j’aurais pu le faire. Et puis le deuxième jour, on est intrigué,
on se pose des questions. Le troisième, on se rappelle comment on a
appris à faire du vélo, les chutes, les réparations… Je
ne sais pas ce que lui voulait dire, mais je sais que ça a de l’impact
» (Le
Monde
, 11.1.2006).

Que l’on ne s’y trompe cependant pas: Hirschhorn
ne cherche pas à «faire
du social» ou «du didactique»; son objectif (sa mission,
dit-il) est défini par des préoccupations artistiques. Le projet
du Musée précaire «n’est pas un projet social,
car il ne répond pas à une demande sociale. Il a été créé par
une volonté d’artiste: donner de nouvelles formes, inventer de
nouvelles modalités de résistance et d’affirmation
».

Déconcerter
pour provoquer une relecture

Parlant de l’utilisation de textes littéraires
dans son exposition-monument temporaire de Kassel consacrée à Georges
Bataille (après
Spinoza et Deleuze), elle aussi tenue dans une cité, Hirschorn explique
le sens de ce recours et plus généralement de son travail artistique: «Je
veux inclure les gens dans mon travail. Si quelqu’un, dans une de mes
expositions, ne lit que le texte, ou une partie seulement, cela me convient,
car c’est une possibilité. Ces textes fonctionnent de la même
façon que les tracts distribués dans la rue, qui, si on prend
le temps de les lire, peuvent faire découvrir un problème auquel
on n’a pas pensé. Je veux que, dans mes expositions, cela se passe
de la même façon: que ces textes produisent une problématique,
une affirmation, une confusion, inattendues, déconcertantes, déstabilisantes.
»2 Au
risque, comme il le reconnaît lui-même, du malentendu, de la
confusion ou de la contradiction.

Lors de la Biennale de Venise (2000), l’installation «Word
Airport» présentait,
sur près de 400 m2, une vingtaine d’avions en carton aux noms
des grandes compagnies aériennes et des rangées de sièges
en guise de salle d’attente. L’aéroport est vu comme symbole
de l’internationalisation des réseaux et des systèmes.
Tout autour, une multitude d’informations économiques – l’argent – et
politiques – les guerres – est affichée sur de grands panneaux
en bois. Ils ne sont pas complètement recouverts, comme en attente eux
aussi. A chaque angle de l’installation, un petit temple éclairé à la
bougie électrique est dressé pour une grosse chaussure de sport
en carton, Nike, Adidas, Reebok et Puma. Comme si la globalisation s’était
transformée en un prêt-à-porter idéologique. Hirschhorn
dira que ce qui l’intéressait dans ce travail, c’était «d’interroger
les énergies de la globalisation au regard de l’énergie
que je ressens et que je ne comprends pas, celle de la macro-isation. C’est-à-dire
de demander comment tout devient de plus en plus proche économiquement,
géographiquement – nous communiquons de plus en plus – et
en même temps se particularise, se privatise, se fracture chaque jour
davantage.
»3

Lutter contre les concepts dominants

Cet art d’interroger la réalité,
sans en donner à tout
prix les clefs, n’a rien à voir, évidemment, avec un art
de propagande. Il repose néanmoins sur un engagement: «Ce qui
me fait travailler c’est l’injustice, l’inégalité,
la condition humaine. Ce qui me fait travailler c’est la volonté de
lutter contre des concepts dominants qui tentent de nous intimider et nous
mettent sous pression. Tous ces discours: «est-ce que cela intéresse
51% des gens?», «Etre un winner». Ou encore: «La globalisation
sert au commerce capitaliste. La globalisation n’a pas encore fait voyager
de nourriture pour ceux qui en ont besoin, ni même équilibré les
richesses mondiales». Thomas Hirschhorn, un regard qui interroge et dérange.

Daniel
SÜRI

  1. Musée précaire Albinet. Thomas
    Hirschhorn
    . Ed. Xavier Barral/Les laboratoires d’Aubervilliers,
    2005, 400p.
  2. «Thomas Hirschhorn: monument acéphale
    pour Documenta» entretien avec François Piron Métropolis
    M
    , été 2002 et repris par le site www.leslaboratoires.org
  3. «La volonté de comprendre»,
    entretien avec Yvane Chapuis, Mouvement no 5, été 1999,
    et repris par le site www.leslaboratoires.org