Grippe aviaire et mondialisation

Grippe aviaire et mondialisation

Une pandémie aviaire internationale a pris son envol avec les oiseaux migrateurs originaire d’Asie du Sud-Est. A ce stade, elle ne peut absolument plus être éradiquée. La question est de savoir si elle représente une menace majeure pour l’homme. Les virologistes de Hong Kong, qui étudient le H5N1 depuis 1997, estiment quant à eux qu’il suffirait qu’il subisse une à deux mutations supplémentaires pour provoquer une pandémie humaine. D’où vient-elle et quelles sont ses causes essentielles sur les plans socioéconomique et environnemental1? Dans l’éditorial de notre précédent numéro, je relevais le lien entre mondialisation capitaliste et nouvelles pandémies virales. Voyons ce qu’il en est pour la grippe aviaire.

Selon l’OMS, la grippe aviaire qui affecte actuellement le monde pourrait, si elle se transformait en une véritable pandémie humaine, provoquer 100 millions de morts, voire plus, dans les prochaines années. Certains auteurs évoquent même des chiffres bien supérieurs… En Angleterre, des sources gouvernementales estiment qu’une personne sur quatre serait atteinte dans le pays et que le nombre de morts pourrait osciller entre 50’000 et 700’000 personnes (Daily Mail, 20 octobre 2005).

Le virus H5N1

Pour que la grippe aviaire, provoquée par le virus H5N1, puisse se transformer en une pandémie humaine, il faudrait qu’une protéine de surface de ce virus – l’hemaglutinine, qui fonctionne comme une clé pour pénétrer l’intérieur des cellules infectées – connaisse une petite transformation. Il pourrait dès lors se comporter comme une banale souche grippale, capable cependant de tuer une fraction significative de ses victimes…

Le virus de cette épyzootie, le H5N1, se transmet de façon endémique parmi certains oiseaux. Dans certains cas, il peut aussi infecter l’homme, mais cette transmission implique un contact étroit et prolongé avec des animaux malades, ce qui rend une telle contagion difficile. En 1997, cependant, il avait tué 6 de ses 17 premières victimes humaines à Hong Kong, avant de disparaître, du moins apparemment, suite à l’abattage de toute la volaille de la région.

Au début 2004, le H5N1 a cependant brutalement refait surface en Asie du Sud-Est et en Chine, sous une forme plus virulente encore, autant pour les oiseaux que pour les hommes (il a tué jusqu’ici deux tiers des personnes infectées). Et pour la première fois, la maladie a été transmise d’un enfant à sa mère, indiquant la possibilité d’une transmission d’humain à humain, certes tributaire de contacts intimes prolongés. Préventivement, des centaines de millions de poulets ont été une nouvelle fois abattus, ruinant nombre de petits propriétaires mal indemnisés (environ 50 cents par animal). Bien entendu, les coqs de combat qui, en Thaïlande, peuvent valoir jusqu’à 250 dollars, ont été dissimulés par leurs détenteurs…

Désormais, cette grippe a atteint des dimensions planétaires, portée par les oiseaux migrateurs. Où s’arrêtera-t-elle?

Des oiseaux et des hommes

Depuis des milliers d’années, le virus de la grippe est présent à l’état endémique parmi les volailles aquatiques sauvages qui se concentrent dans les lacs de Sibérie et du Canada à la fin de chaque été. Il se développe dans l’intestin de ces animaux avant d’être excrété en grande quantité dans l’eau, à partir de laquelle il contamine des populations entières, généralement sans les tuer. Les oiseaux continuent à être contagieux durant une partie de l’automne, alors qu’ils migrent vers le sud.
Parmi les trois groupes de virus qui peuvent atteindre l’homme (A, B et C), la variante «A» est la plus dangereuse: elle mute en effet plus rapidement (antigenic drift) et peut ainsi franchir la barrière des espèces. Le cochon, souvent co-infecté par des souches grippales aviaires et humaines, est dès lors le site idéal de recombinaisons, c’est-à-dire de véritables ruptures génétiques (antigenic shifts), qui permettent à une souche aviaire d’attaquer les voies respiratoires de l’homme, celui-ci ne disposant d’aucune «mémoire immunitaire» pour s’en protéger. Une telle rupture semble intervenir tous les 10 à 40 ans… et la dernière en date remonte à 1968.

C’est sans doute parce qu’un grand nombre de porcs et de canards y sont élevés côte à côte, que le sud de la Chine a joué historiquement un rôle central dans l’apparition de nouvelles pandémies grippales: la grippe asiatique de 1957, la grippe de Hong Kong de 1968, etc.

Une grippe qui tue

Dans le monde, la grippe est probablement responsable de la mort de plus d’un million de personnes par an, souvent de complications bactériennes (pneumonies) ou cardiaques. Dans les pays du sud, son caractère non saisonnier la rend moins facilement identifiable, mais elle est associée à de nombreuses causes de décès. Aux Etats-Unis, elle tue chaque année entre 36’000 et 50’000 personnes, essentiellement âgées et pauvres.

Selon l’OMS, la «grippe espagnole» de 1918-1919 (dénommée ainsi parce que la presse espagnole avait été la première à en faire mention) demeure l’épidémie la plus meurtrière qu’ait connu l’humanité (plus de morts en 24 semaines que du sida en 24 ans). La recherche contemporaine a d’ailleurs réévalué à la hausse l’impact de cette pandémie: de 40 à 100 millions de morts, dont 26 à 36 millions en Asie (Johnson & Mueller 2002). Cela représenterait 175 à 325 millions de morts aujourd’hui, compte tenu de l’accroissement de la population mondiale.

Ce sont les adultes de 20 à 50 ans qui ont payé le plus lourd tribut à cette grippe, peut-être parce que les personnes plus âgées avaient pu être en contact avec une souche voisine plus ancienne, qui les aurait partiellement immunisées. Les victimes mourraient en quelques jours de suffocation, suite à la destruction massive de leurs cellules pulmonaires par le virus lui-même, provoquant une cyanose de la face et des extrémités. Un médecin US pouvait ainsi témoigner qu’il était difficile de faire la différence entre la dépouille d’un blanc et celle d’un noir…

L’Inde a été particulièrement touchée, en raison de la famine qui sévissait alors pour des raisons climatiques, sensiblement aggravée par les exportations et les réquisitions de guerre à destination de l’Angleterre. En termes relatifs, l’Iran – le long de la principale voie terrestre reliant l’Angleterre à son empire des Indes – a été le plus gravement atteint. En Europe, on estime que la «grippe espagnole» a causé 2,2 à 2,3 millions de morts, dans une population épuisée par la guerre, dont 20’000 environ en Suisse. Même aux Etats-Unis, avec 675’000 morts, à l’automne 1918, l’espérance de vie avait chuté de dix ans, cette péjoration brutale touchant en particulier les plus pauvres et les chômeurs.

Virus de la grippe et vaccination

En 1918-19, l’existence même du virus de la grippe n’était pas soupçonnée. On recherchait encore un agent bactérien. Ce n’est qu’en 1930, que le premier virus de la grippe a été identifié chez le cochon; en 1933, chez l’homme. Le premier vaccin a été testé, aux Etats-Unis, en 1943. Dès la fin de la décennie, il devenait cependant évident qu’un vaccin spécifique devrait être produit chaque année en fonction des nouvelles souches en circulation.

La pandémie mondiale de 1957 fera ainsi 2 millions de morts, dont 80 000 aux Etats-Unis, faute d’un effort public coordonné pour produire les doses de vaccin nécessaires à temps. La grippe de Hong Kong de 1968, d’une variété moins létale, affectera certes un grand nombre de personnes, mais sans provoquer de surmortalité notable. Elle contribuera, par la suite, à relâcher l’attention des épidémiologistes et des autorités.

La pandémie de grippe aviaire qui a frappé Hong Kong en 1997 implique un type de virus déjà identifié, dénommé H5N1. Cependant, la souche en circulation semble avoir acquis une virulence nouvelle: extrêmement contagieuse et mortelle pour les oiseaux, elle s’est déjà montrée capable de traverser la barrière des espèces pour infecter l’homme, sans passer par l’intermédiaire du porc.

Aucun vaccin ne peut être définitivement testé contre le H5N1, tant qu’une variété pandémique pour l’homme n’est pas apparue. Par ailleurs, une fois conçu et testé, le vaccin devrait être produit en grande quantité, distribué et administré, ce qui prendrait nécessairement du temps et donnerait un avantage certain aux pays riches et aux catégories sociales privilégiées, déjà mieux protégés par des standards de santé et d’alimentation très supérieurs. La logique du profit privé des multinationales pharmaceutiques – propriété intellectuelle, rentabilité, marchés solvables, etc.– entrerait ainsi brutalement en conflit avec des impératifs de santé publique planétaires.

Dans l’immédiat, au-delà des mesures préventives conventionnelles (destruction de la volaille infectée et isolement des personnes touchées), la médecine a réussi à développer certains anti-viraux. Ils visent à inhiber, au moins partiellement, la faculté du virus, après réplication, de quitter la cellule infectée pour se répandre dans l’organisme et contaminer d’autres individus: c’est ainsi que fonctionne le Tamiflu de Roche, stocké actuellement par les pays riches à titre préventif. Il n’est pas certain, cependant, qu’ils se révèlent efficaces contre une prochaine souche mutante…

Globalisation et problèmes sanitaires

Sur le plan épidémiologique, les causes de cette nouvelle pandémie de grippe aviaire doivent être recherchées dans la région chinoise du Guangdong, en proie à des mutations socioéconomiques de très grande envergure. Depuis 24 ans, de 1978 à 2002, son PIB a progressé de 13,4% par an, son urbanisation à littéralement explosé, tandis que la part de ses dépenses de santé déclinait de 34%.

Dans le delta de la Rivière des Perles, le Manchester du 21e siècle, une grande partie des nouveaux salarié-e-s d’industrie sont des pendulaires. Ils s’entassent dans de grandes cités-dortoirs extrêmement polluées et retournent périodiquement dans leurs villages. Ils consomment une quantité croissante de viande, notamment de volaille et de porc, mais aussi de gibier sauvage. L’épidémie de SARS (Severe Acute Respiratory Syndrome – 8500 cas et 916 décès déclarés), qui a brutalement touché le Guangdong, en 2003, a ainsi probablement été provoquée par la consommation de certains rongeurs et chiens sauvages.

Les mêmes tendances sont à l’œuvre dans l’ensemble du tiers-monde, dont la majorité de la population habite aujourd’hui des mégalopoles, dans des conditions de précarité extrêmes. En Afrique Occidentale, par exemple, la population urbaine devrait atteindre 60 millions d’habitants en 2025. La demande en protéines, de moins en moins satisfaite par le poisson – qui se raréfie avec la ponction croissante des grands bateaux usines internationaux –, se tourne vers 400 espèces différentes de vertébrés sauvages, la «viande de brousse», rendue plus accessible par la déforestation. Leur consommation ne cesse d’augmenter: aujourd’hui, 400’000 tonnes par an. Ce nouveau régime carné facilite le contact avec une série de nouveaux germes. Ainsi le HIV-1 a probablement été transmis à l’homme par la viande de chimpanzé; le HIV-2 par la viande de mangabey; tout récemment, on a identifié un nouveau type de HIV dans un spécimen de «viande de brousse» au Cameroun.

Elevages industriels et menaces d’épidémies

L’élevage industriel sur une grande échelle de la volaille et du porc, accompagne aujourd’hui l’urbanisation du tiers-monde. En effet, une part importante des revenus des habitant-e-s du Sud est aujourd’hui affectée à l’achat de lait et de viande. Au niveau mondial, sur une offre annuelle de viande de l’ordre de 240 millions de tonnes, les pays en développement consomment probablement 140 millions de tonnes (dont près de la moitié en Chine). Sur ces 140 millions de tonnes, le poulet en représente 55 millions et le porc 40 millions, soit ensemble près de 70% du total.

Tyson Foods est aujourd’hui la principale multinationale de la viande et de la volaille: elle abat 2,2 milliards de poulets par an. Originaire de l’Arkansas, comme Wal-Mart, cette firme contrôle des millions de producteurs sous contrat dans le monde, transformés en simples gardiens d’oiseaux, à qui elle fournit la nourriture de la volaille. Ces élevages, totalement séparés – géographiquement, écologiquement et économiquement – de l’agriculture qui les soutient, concentrent un nombre sans précédent d’animaux. Aux Etats-Unis, de 1993 à 2003, le pourcentage des porcs élevés dans des fermes de plus de 5000 têtes est passé de 18% à 53%. Le principal élevage de porcs de l’Utah, à Milford Valley, produit plus d’eaux usées que la ville de Los Angeles!

Ces méga-élevages font courir des risques épidémiologiques considérables, en Asie, bien entendu, mais aussi aux Etats-Unis et en Europe: ainsi, en 2003, lorsqu’un gigantesque élevage de poulets hollandais s’est révélé être la source d’une dangereuse épidémie de grippe aviaire, 30 millions d’oiseaux ont dû être abattus immédiatement, avec l’aide de l’armée. De tels faits démontrent que la généralisation de l’agrobusiness, responsable de la misère d’un nombre croissant de ruraux du sud, fait aussi peser des menaces sanitaires sans précédent sur l’humanité toute entière. Sur ce terrain aussi, le productivisme, aiguisé par la recherche éperdue du profit privé, conduit donc tout droit à la catastrophe.

Jean BATOU

  1. Référence essentielle: Davis, Mike, The Monster At Our Door. The Global Threat of Avian Flu, New York & London, The New Press, 2005.