Bouilloire atomique en panne: à deux doigts d'un Tchernobyl bis

Bouilloire atomique en panne: à deux doigts d’un Tchernobyl bis

Le 25 juillet 2006, peu avant 14h00,
on est passé à deux doigts d’un nouveau Tchernobyl,
en Europe de l’Ouest cette fois-ci. Nous revenons sur cette
«presque-catastrophe» qui vient jeter son ombre sur les
projets de relance du nucléaire en Europe et qui – en
conséquence – n’a guère fait la une des
médias cet été.
1

Les évènements ont eu pour cadre la centrale
nucléaire de Forsmark en Suède. Ça vous dit
quelque chose? Située à 1600 km de Tchernobyl,
c’est en effet le fait que son personnel ait été
contrôlé et jugé contaminé en arrivant au
travail en 1986, le lundi matin suivant la catastrophe en Ukraine, qui
a alerté l’Europe de l’Ouest quant à ce qui
s’était passé en Union soviétique.

La centrale est située à environ 150 kilomètres
environ de Stockholm, sur la côte est de la Suède. Elle
livre un sixième de l’électricité produite
dans le pays et elle comporte en annexe un important site de stockage
de déchets radioactifs dits «opérationnels».
Sa construction a été commencée en 1972 et ses
trois réacteurs ont été mis en service
successivement au début des années 80. Il s’agit de
trois réacteurs à eau bouillante (BWR) comme le sont
aussi les centrales suisses de Mühleberg et de Leibstadt.

Bouilloire radioactive, la plus sûre du monde?

A la différence du réacteur à eau
pressurisée, le réacteur à eau bouillante
n’a qu’un seul circuit primaire de vapeur. L’eau bout
au sommet du réacteur puis va directement dans la turbine, subit
une condensation et retourne dans le réacteur. Ainsi, il
n’y a pas d’échange thermique entre deux circuits
séparés comme dans un réacteur à eau
pressurisée (PWR). Comme les réacteurs à eau
pressurisée ce type d’engin dépend de
systèmes de sécurité actifs, rapides et si
possible sûrs. Les BWR appellent d’ailleurs des
systèmes de régulation plus complexes que les PWR et
posent nombre de problèmes de sécurité
spécifiques.2

On est, dans la réalité, loin de
l’auto-promotion de la centrale de Forsmark, qui dans sa brochure
de présentation, banalise ces questions en titrant «Un
réacteur nucléaire est en fait juste une grosse
bouilloire».3 Mais il est indéniable par
contre, qu’aux yeux de l’industrie nucléaire et de
ses promoteurs Forsmark était un bijou exemplaire.
L’Agence Internationale pour l’Energie Atomique (AIEA)
–citée par l’exploitant dans la même brochure
datant de l’an dernier seulement –est catégorique:
«La centrale de Forsmark est l’une des plus sûres au
monde et il devrait être possible de la faire fonctionner encore
pour 50 ans.»

A la lumière de l’accident évité de justesse
à Forsmark, on comprend mieux la volonté du lobby
nucléaire d’escamoter l’information sur les risques
que révèle celui-ci… dans toutes ces autres centrales
de par le monde, qui sont – forcément – moins
sûres, du moins si on en croit l’AIEA.

Black-out dans la salle de contrôle!

Pour en venir aux faits: La catastrophe potentielle a
démarré à l’occasion de travaux de
maintenance sur le réseau électrique extérieur
à la centrale. La flamme d’un arc électrique et un
court-circuit – d’origine encore inconnue – dans un
poste de distribution à haute tension, situé à
l’extérieur de la centrale, a déstabilisé et
interrompu l’alimentation électrique interne de la
centrale ainsi que celle de ses systèmes de contrôle et de
sécurité.

Ecrans noirs et commandes mortes dans la salle de contrôle: les
opérateurs se sont retrouvés sans ordinateurs, ni
instruments de mesure opérationnels. Et surtout, pour
éviter la fusion du cœur du réacteur et un nouveau
Tchernobyl, la mise en route des pompes de refroidissement
dépendait du basculement – théoriquement
automatique – de leur alimentation sur les
générateurs diesel de secours. En principe
régulièrement testés et contrôlés.

Batteries en panne, températures et pression au rouge

Mais ce système n’a pas fonctionné normalement,
deux d’entre ces générateurs diesel ne se sont pas
mis en service. Il semblerait en effet que leurs batteries aient
été affectées par le court-circuit initial, alors
que ce système de secours est bien entendu censé
être entièrement indépendant du réseau
«normal». Ainsi, les différents circuits
électriques de la centrale se sont comportés de
manière instable et erratique pendant bien trop longtemps.

En conséquence, la température du cœur du
réacteur est montée en flèche, le niveau
d’eau dans le circuit primaire a baissé de plus de deux
mètres et la pression de celui-ci est descendue à 12 bars
au lieu des 70 bars auquel il devrait normalement se maintenir.

L’alimentation électrique de secours n’a pu
être rétablie qu’après plus de 23 minutes,
après que les deux générateurs diesel
défaillants aient été mis en service – ceci
manuellement! – et il a fallu, officiellement, trois quarts
d’heure pour que les opérateurs puissent confirmer que le
réacteur atomique était engagé dans la voie
d’un arrêt stable.

La dernière barrière a failli sauter

Un spécialiste, Lars-Olov Höglund, qui a dirigé
à l’époque la construction du réacteur et la
centrale elle-même, et qui connaît donc la machine de
l’intérieur, a pu ainsi déclarer aux médias4
les jours suivants que c’était «le hasard qui a
évité que la fusion du cœur ne se produise»
et qu’il s’agissait de
«l’évènement le plus dangereux depuis Three
Mile Island et Tchernobyl.» Un autre observateur averti, Ole
Reisestad, directeur de l’Institut norvégien de protection
contre les rayonnements ionisants a confirmé qu’on
était «passé près de la catastrophe et
près de la défaillance de la dernière
barrière de sécurité.»5

L’autorité de surveillance officielle
suédoise (SKI) a mis à l’arrêt quatre autres
centrales du même type et c’est la moitié de sa
production électronucléaire dont la Suède est
encore privée début septembre. Le SKI admet par ailleurs
que «la découverte que les fonctions de
sécurité se sont avérées être
liées entre elles d’une manière délicate est
extrêmement grave».6

Mais – tout en affirmant – n’être pas en mesure
de se prononcer sur la gravité comparée de
l’«incident» à Forsmark, cette autorité
a paradoxalement accepté, qu’il soit classé au
niveau 2 de l’échelle officielle des accidents
nucléaires qui en compte sept, un niveau somme toute assez
banal. Ceci en arguant essentiellement que – in fine –
l’accident n’a pas eu lieu (il n’y a pas eu
d’émissions dans l’environnement) et donc que
«les systèmes de sécurité activés ont
été suffisants.» C’est un peu comme si un
juge considérait comme un fait bénin une tentative
d’assassinat, et refusait de saisir l’arme du crime, parce
que la balle du tueur n’avait fait «que» frôler
la victime et que, somme toute, celle-ci en était sortie…
parfaitement indemne!

Y’en a point comme nous!

En Suisse aussi, on s’est voilé la face.
L’autorité de sûreté helvétique (DSN)
affirmait début août que «Nous n’utilisons pas
les mêmes systèmes de générateurs de secours
qu’en Suède. Du coup, nous n’avons pas exigé
de mesures immédiates.»7 Comme en Allemagne,
d’ailleurs, d’où provenaient les systèmes
défaillants de générateurs de secours, on
ré-entonne partout du côté du lobby
nucléaire le fait que tout est différent «chez
nous». «Les composants techniques utilisés par
Forsmark, n’existent pas en Allemagne» a ainsi
déclaré le ministre de l’environnement Sigmar
Gabriel (SPD) dans une conférence de presse à Berlin
début août8.

Ce réflexe de défense pavlovien des nucléocrates
est particulièrement malvenu. Il cherche à cacher la
forêt du risque nucléaire derrière l’arbre
des spécificités de tel ou tel incident ou dispositif. La
réalité crue, c’est que c’est
précisément la complexité des systèmes
nécessaires pour tenter de «sécuriser» tout
réacteur nucléaire, qui constitue la source de
l’impossibilité de garantir un «risque
zéro» et même d’évaluer celui-ci de
manière sérieuse. Or l’enjeu énorme
d’une catastrophe nucléaire fait que cette «roulette
russe» qu’est l’exploitation de réacteurs
atomiques est inadmissible: un accident majeur pourrait, en effet,
entraîner un million de mort et des évacuations
nécessaires à hauteur de surfaces deux ou trois fois
supérieures à celle de la Suisse!

Un signal d’alerte à ne pas ignorer

Mais la presque-catastrophe de Forsmark – indépendamment
de ses causes techniques immédiates – est un signal qui
vient d’une certaine manière à point nommé.
Il a en effet été déclenché par une
perturbation du réseau électrique général.
Ce n’est pas étonnant: l’organisme de contrôle
du nucléaire étatsunien (NRC)9 estime par exemple quant
à lui que 50% des scénarios menant à la fusion du
cœur d’un réacteur ont une même cause: la
coupure de courant du réacteur!

Or chacun le sait et nombre d’incidents sont venus le
démontrer, jusqu’à la coupure de courant pour tout
le Nord de l’Italie en 2003 due à la chute d’un
arbre sur une ligne à haute tension en Suisse, la volonté
de privatiser-libéraliser le secteur électrique, se
traduit – pour différentes raisons – par une
instabilité accrue des réseaux, qui vient aggraver le
risque causé par la pression due au
«tout-au-marché» et conduisant à une
exploitation prolongées des installations atomiques pour des
raisons financières, bien au-delà de leurs durées
de vie prévues.

Le marché contre la sécurité

En Suisse, l’un de ces facteur inquiétant des effets de la
libéralisation sur le nucléaire a même
été relevé cet été… par la
commission fédérale de sécurité des
installations nucléaires. Walter Wildi, président de
celle-ci, tout en réaffirmant la ritournelle officielle selon
laquelle «un incident comme celui en Suède est impossible
en Suisse» a en effet admis que «des fluctuations brusques
sur le réseau […] ne sont pas bonnes pour le
nucléaire» et qu’il était donc indispensable
pour y remédier «d’agir sur la coordination du
réseau énergétique.» Or dit-il: «La
commission a l’impression que la coordination technique va
être moins bonne en raison de la libéralisation croissante
du marché électrique.»10

Un argument antinucléaire de plus pour se battre contre la
LME-bis qui sera, en principe débattue aux Conseil des Etats
lors de la session d’automne des chambres
fédérales. Comme, l’incident de Forsmark devrait
être un signal pour les électeurs-trices suédois
qui réélisent leur parlement national dans moins de deux
semaines. A ce propos, signalons que le «Parti de la
gauche» suédois, a déclaré au lendemain de
l’accident, que la continuation du processus de sortie du
nucléaire en Suède, avec la fermeture d’une
nouvelle centrale avant 2010, et un engagement accru dans les nouvelles
énergies alternatives, serait l’une des conditions
essentielles de leur soutien éventuel à un nouveau
gouvernement social-démocrate.

Pierre VANEK

1    Pour s’informer directement une excellente source le site: www.sortirdunucleaire.org
2    Nuclear Reactor Hazards (april 2005) commandée par Greenpeace et disponible en ligne
3    Information about Forsmark, Ed. Forsmarkkraftsgrupp – 2005
4    TAZ et Svenska Dagbladet 3.8.06
5    TAZ 3.8.06
6    V. leur site: www.ski.se
7    Tribune de Genève 11.8.06
8    Le Figaro, 10.08.06
9    NRC – Nuclear Regulatory Commisison
10    Swissinfo, 5.8.06BIS